Illustration de couverture : Les raisins de la mort, Jean Rollin

J’suis l’enfant du maïs au service de l’an 2000

chef castreur j’avance un moteur en guise de main, j’suis gestionnaire des jardins, bureaucrate des champs, je taille je coupe je modèle, j’harmonise les couleurs, je suis le roi des moissons, chaque graine est ma semence, la stérilité ma traîne de mariée, dans mon sillage des cadavres d’insectes, des bêtes atrophiés, des plantes mutilés, des hommes enchaînés,

je sépare le bon grain de l’ivraie, ma symphonie est le cri des lacs asséchés, des terres lessivées, des cieux brûlés, l’agonie est ma spécialité, rien ne sert d’y réfléchir, faut bien nourrir la masse des zones privilégiées,

l’abondance des uns est la mort des autres, de la ville haute à la ville basse des litrons de chiasse, on a l’temps de réfléchir à l’exode qui vient, les prisons sont pas faites pour les chiens

J’suis l’enfant du maïs au service de l’an 2000

j’prends mon shoot d’hormones, d’aspirine, d’iode et de biocide, des abats pleins la bouche, je me gave de charogne et me déclare prédateur, mon visage est un drone, mon cerveau une mémoire vive et ma grosse bite est d’acier, j’lacère, j’écorche, je dépèce en 3D, la testostérone c’est ce qui mieux me lie aux collègues du quartier, l’homme est agressif, c’est prouvé, pas besoin de gamberger

j’fais l’apologie de la compète, du do it yourself, de l’autonomie, de la morale des dealers, j’défends les abattoirs, les prisons pour mineurs et les droits de l’homme, j’suis le paillasson des élites mais j’ai des sous à claquer, des gars à baiser, des gosses à mater,

des jeux de mots aux anagrammes, des analogies aux contrepèteries, j’anime avec succès toutes les soirées, j’suis au service de la haute sécurité, la nourrice des flippés

J’suis l’enfant du maïs au service de l’an 2000

je m’attelles à la machine, mes nerfs ma chair souffrent suent s’tortillent, mon esprit s’moule aux psychoses du corps entravé, une fois par jour le patron m’passe une main sur l’épaule, je souris je roucoule je rougis, je baves sur son poste sa caisse sa gonzesse, le ciel je l’regarde plus, les pigeons je veux les voir crever, y’a qu’mon chien qu’je supporte, je l’tir’ en laisse et sa mâchoire d’dogue c’est c’qui m’fait oublier qu’j’suis l’toutou des cinglés

la nuit, dans mes rêves, j’tète les pies gorgés d’lait de l’industrie, je m’goinfre de ses chairs à saucisses, baise ses poupées dociles, tour à tour madone ou putain, mort ou charité, l’usine à lait, son cœur son ventre son esprit, est la cathédrale de mes insomnies…

J’suis l’enfant du maïs au service de l’an 2000

à chaque réveil mon ventre est lourd de frustrations, le dehors m’est hostile, tout fomente contre ma joie de vivre, la lumière du jour et la fraîcheur du matin sont des agressions, je me jette dans le tourbillon des gestes pour ne pas penser, le café, la douche, le chignon, faut que j’m’oublie le plus vite possible. Le silence m’effraie, j’ai besoin de bruit, j’allume la radio, j’fonce dans l’auto, le moteur rugit, me voilà enfin dans mon armure. Mon pouvoir d’écrasement me rassure, je suis de nouveau forte, indépendante, libre

quand l’angoisse surgit entre deux bavardages j’regarde mon smartphone ou j’tète ma vapo, mes mains, mes yeux, ma bouche faut que je les occupe, je n’ai pas le désir de penser, j’veux juste m’enivrer, comme quand j’étais gosse et que je tournais sur moi-même pour atteindre le vertige, l’énergie que dégagent la vitesse et le mouvement m’hallucine

J’suis l’enfant du maïs au service de l’an 2000

mes émotions sont gérées par les grandes entreprises, consignées par les bornes automatiques, la mégapole Terre est le panopticon où toutes les bêtes sont réduites en pixels, la réalité se conforme à mes rêves, je voyage de carte postale en carte postale, de peintures de maîtres en cauchemars bien twistés, l’ennui est ma terreur, le grand méchant loup qui rôde, prêt à bondir dès que je me pose, le repos ce n’est pas pour moi, la solitude ce n’est pas pour moi, j’veux vivre vite, circuler sans répit, me consommer dans le divertissement, posséder la nuit, être la vampire incandescente qui sillonne le monde, dans ma poche j’ai la carte vitale, ma meilleure arme contre les créatures de l’ombre, j’vois mon visage sur tous les écrans, toutes les façades, parmi des millions d’autres visages, tous si blancs, si jeunes, tellement en bonne santé, qu’est-ce qu’on rayonne, nous, les semeurs de mort…