“Habiter en oiseau”

« .. la cage est devenue oiseau
et s´est envolée
et mon cœur est devenu fou
il hurle à la mort
et sourit à mes délires
à l´insu du vent… »

(Alexandra Pizarnik, Le réveil)

Dans son essai, Habiter en oiseaux, publié dans la collection Mondes sauvages des éditions Actes Sud, Vinciane Despret questionne la manière dont les oiseaux cohabitent entre eux mais aussi avec leur environnement pour tenter de répondre à la question : « Qu’est-ce que serait un territoire du point de vue des animaux ? »

À partir des analyses, observations et recherches ornithologiques, elle s’efforce de prêter attention à ce qui importe aux oiseaux afin de comprendre leur mode d’être en tant qu’individus conscients de partager un monde avec d’autres êtres. Son objectif est de « rompre avec la sordide habitude de mettre l’humain [l’homme] au centre du monde » et de s’intéresser davantage aux différences, mêmes infimes, qu’à l’élaboration de modèles unifiants.

L’oiseau encagé, l’homme enragé 

Liée aux arts de la chasse et à la fauconnerie, l’oisellerie se développe en vue de protéger les moissons. À partir du XVIIe siècle, un engouement pour les volières et les oiseaux chanteurs accroît considérablement la capture d’oiseaux. Les oiseaux chanteurs sont bien souvent des oiseaux territoriaux, il n’est donc pas étonnant que cet engouement pour les volières coïncide avec l’apparition dans la littérature ornithologique du terme « territoire ». L’acte de territorialisation des oiseaux, par opposition à la plupart des mammifères qui optent pour une présence évoquée souvent par des laissés, est spectaculaire, c’est le moment où ils sont donc le plus facilement observables. Autre coïncidence, l’encagement et la théorisation du territoire se développent en même temps que les communs sont accaparés par une minorité qui exproprie et réduit l’usage de la terre à un seul concept, celui de la propriété . Le mot territoire possède donc dès ses débuts une « connotation très marquée de “propriété exclusive dont on s’empare” ».

« En deux mots, cette notion se développe à partir de Grotius et du droit naturel, quoiqu’elle plonge ses racines dans la théologie du XVIe. Elle redéfinit le droit de propriété comme un droit individuel et repose à la fois sur l’idée d’un contrat qui redéfinit les humains comme des individus et non des êtres sociaux (la “propriété” du droit romain résultait d’un partage et non de l’acte individuel, un partage sanctionné par la loi, les coutumes et les tribunaux), sur de nouvelles techniques de mise en valeur de la terre qui exigent que cette terre soit délimitée et que sa possession soit garantie, et sur une théorie philosophique du sujet, celle de l’individualisme possessif qui reconfigure la société politique comme un dispositif de protection de la propriété des individus. On connaît les conséquences dramatiques de cette nouvelle conception de la propriété, ce qu’elle a favorisé et ce qu’elle a détruit. On connaît l’histoire des enclosures, l’expulsion des communautés paysannes des terres dont elles avaient jouissance coutumière et l’interdit qui les a frappées de prélever dans les forêts les ressources essentielles à leur vie. Avec cette nouvelle conception de la propriété, on assiste à l’éradication de ce qu’on appelle aujourd’hui les commons, qui faisaient l’objet d’usages collectifs, coordonnés et auto-organisés de ressources communes, comme des canaux d’irrigation, des pâtures communes, des forêts. »

Les oiseaux sont mis en cage au même rythme que la diversité d’usages de la terre disparaît, emportant peu à peu nos potentialités de cohabitation, réduisant l’usage de la terre à des droits de propriété qui en rendent l’accès toujours plus exclusif et qui autorisent certains à en abuser. L’accaparement des oiseaux est tout aussi brutal et violent que l’accaparement des terres. Des hommes enferment les oiseaux et en abusent, enferment des chants et en abusent, exproprient des hommes, des femmes et des enfants et en abusent, transformant toujours plus les êtres et les choses en objets de pouvoir et en produits de luxe.

À partir des années 1960 l’obsession pour les modèles mathématiques, la rationalisation et la formalisation, va conduire les chercheurs à calculer les coûts et les bénéfices de chaque stratégie comportementale.

« Les stratégies territoriales vont constituer un objet privilégié. Au fait de tenir, ou de défendre, un territoire sont associés des coûts, en termes d’énergie dépensée pour sa surveillance et le maintien des frontières, pour les comportements d’exhibition et d’avertissements, les comportements agressifs et les risques pris pour exclure les rivaux. Les bénéfices sont calculés selon la possibilité d’accès à des ressources limitées, y compris les femelles. En assignant le rôle de fonctions à ces bénéfices (alimentaires, de reproduction ou de régulation de la densité) et en pondérant ces derniers de valeurs estimées de coûts, les modèles permettent d’élaborer des “stratégies stables du point de vue évolutionnaire” et donc de mathématiser les histoires. Il y a quand même des règles et des lois dans cette affaire. On va enfin se défaire de cette incorrigible diversité, de ces vies individuelles si indisciplinées, de ces circonstances qui gâchent l’unité des tableaux et de cet appétit consternant des vivants pour les variations. On a trouvé un convertisseur universel, l’économie, on va enfin pouvoir unifier théoriquement les territoires. »

Les oiseaux, et plus généralement tout le règne animal (humain inclus), n’apparaissent plus que sous la forme de graphes, d’équations, de courbes et de camemberts. Le facteur ressources alimentaires prend le pas sur tous les autres facteurs invisibilisant et négligeant les facteurs sociaux et émotionnels. À cela, s’ajoute la théorie de la régulation de la population qui va voir plusieurs ornithologues inventer et renouveler (caution scientifique oblige) des tests expérimentaux meurtriers :

« En 1949, les ornithologues Robert Stewart et John Aldrich étudient les oiseaux de forêt du Maine. En connexion avec une autre recherche, précisent-ils, ils ont pu accumuler une somme considérable d’informations concernant la dynamique populationnelle des oiseaux d’une forêt proche du lac Cross, dans le Nord de l’État. L’autre recherche à laquelle ils font allusion portait sur le contrôle effectif qu’exercent les oiseaux sur une chenille parasite des bourgeons de sapins, également affublée en français du nom désopilant de “tordeuse des bourgeons de l’épinette”, dont les oiseaux se nourrissent. Les chercheurs ne précisent pas ce que je découvrirai par ailleurs : cette recherche est en fait commanditée et financée par l’industrie qui contrôle la production du bois dans les forêts du Nord du Maine. Je nous épargne les détails, pour en garder les grandes lignes. Le projet de Stewart et Aldrich ambitionnait de tuer tous les oiseaux, pendant la période de reproduction, dans une aire donnée, l’aire dite expérimentale, et de laisser une autre aire de dimension similaire intacte (le site de contrôle). Le massacre prit des proportions apocalyptiques : chaque fois qu’un mâle était tué, un autre venait le remplacer. Plus du double des mâles présents au premier recensement, toutes espèces confondues, ont fini par être éliminés. »

Le comportement des oiseaux chanteurs, tant chassés par les oiseliers, a longtemps été décrit en termes militaires et guerriers : conflits, défense, agressivité. Le territoire est perçu comme un lieu de compétition en vue de s’accaparer les femelles et les ressources, pourtant, dès les années 1920, Henry Eliot Howard, un ornithologue britannique, contestait vivement cette hypothèse :

« Il écrit d’ailleurs qu’elle n’a pu tenir qu’aussi longtemps qu’on a pensé que les conflits étaient l’affaire des seuls mâles. Or, dans certaines espèces, dit-il, les femelles se battent avec les femelles, les couples avec les couples, ou parfois même un couple peut attaquer un mâle ou une femelle solitaire. Et comment comprendre que chez les espèces qui se déplacent pour rejoindre les sites de reproduction, les mâles arrivent parfois bien avant les femelles et commencent tout de suite les hostilités ? Le comportement territorial reste malgré tout une affaire de mâles : si les femelles, dit Howard, se comportaient de la même manière et s’isolaient, ils ne se rencontreraient jamais. »

C’est aussi parce que l’agressivité a été associée, dès le début, au territoire. Le territoire est ce qui permettrait de réguler l’agression en répartissant les animaux dans l’espace, à distance les uns des autres. Cette vision conflictuelle du territoire domine encore. Bien qu’elle ne se confonde pas avec l’appropriation territoriale de la civilisation capitaliste, certains intellectuels n’hésitent pas à transposer nos concepts, nos usages et nos catégories de la société à la nature, pour les appliquer en retour à la société, unifiant et naturalisant ces catégories, organisations ou usages. Ainsi « tous les animaux » est une locution dont il est bon de se méfier, bien souvent mise en avant par les adeptes des explications simplistes qui désirent réduire les comportements animaux, humains compris, à l’inné dont, en vérité, nous ignorons tout. Il est bon de rappeler que les sociétés animales ne peuvent servir de modèle ou de caution pour définir une quelconque nature. Contrairement à ce qu’affirment les fanatiques des catégorisations, V. Despret expose clairement dans son livre, pour ceux qui douteraient encore, la grande complexité des agencements sociaux mis en place par les animaux. C’est ainsi que chez les oiseaux, au sein d’une même espèce et au cours de la même période, il est possible d’observer des usages du territoire très différents. Chez certaines espèces, les usages varient selon l’âge, le sexe, l’habitat ou la densité de la population :

« […] les cassicans flûteurs, une espèce de pie australienne, peuvent vivre en groupes territoriaux stables de 2 à 10 individus, dont un maximum de trois couples sera habilité à se reproduire – quoiqu’une sous-espèce de l’ouest de l’Australie forme des groupes allant jusqu’à 26 individus, dont 6 mâles ayant quant à eux adopté le régime de la polygamie. Chez les cassicans flûteurs, les groupes eux-mêmes diffèrent. L’ornithologue écossais Robert Carrick, qui les a étudiés à la fin des années 1950 en Australie, a recensé quatre types d’organisations, dans un même site. D’une part, il observe des groupes permanents qui sont bien stabilisés sur des territoires vastes dont la nourriture est abondante. Des groupes dits “marginaux” occupent des zones plus pauvres. On rencontre également, dit-il, des groupes “mobiles”, qui se déplacent entre les sites de nourrissage et ceux de nidification, et des groupes “ouverts”, qui se forment dans les pâturages et dorment dans une forêt éloignée d’un peu plus d’un kilomètre. Ces derniers ne sont pas territoriaux, ne nidifient pas, et seraient en partie constitués d’oiseaux de collectifs qui se seraient séparés – la perte d’un mâle dominant dans un groupe conduit souvent à son démembrement. »

Certains ornithologues, malheureusement trop rares, ne craignent pas d’affirmer que :

« Les animaux vivent dans des endroits donnés parce qu’ils les aiment. La familiarité avec une parcelle de terre permet à l’animal de l’utiliser de manière avantageuse pour son confort et son bien-être1. »

Le devenir oiseaux des territoires 

Vinciane Despret s’inspire du livre Mille plateaux, écrit à « quatre mains » par Deleuze et Guattari, pour décrire les actes de territorialisation des oiseaux, territorialisation qui se dévoile à elle au fil de ses lectures. Les territoires apparaissent peu à peu comme des êtres doués de potentialités, de puissances et de forces, ils sont « matière à expression ». Les oiseaux et les territoires composent ensemble des sociétés hybrides, terme de plus en plus utilisé de nos jours pour qualifier le rôle actif des animaux et des territoires, eux-mêmes doués de force et d’agentivité. C’est que les oiseaux, faut-il le rappeler, ne sont pas des machines à gazouiller. Êtres vivants, complexes, sensibles, ils expriment des désirs, des choix, une liberté que le milieu scientifique – ethnologique, philosophique, universitaire – a trop longtemps négligés. Il est par ailleurs significatif que Vinciane Despret s’appuie sur des observations consignées par des amateurs. Ces derniers ont su rester attentifs à la singularité des individus rencontrés. Elle accorde une place importante aux travaux de Margaret Nice qui s’intéressait à la biographie des bruants auxquels elle s’était attachée. En 1932, elle bagua cent-trente-six bruants, mâles et femelles, pour pouvoir les observer individuellement et découvrir ainsi des vies particulières, des affections à des lieux.

« Nice découvre que les relations personnelles pourraient compter, ce qui expliquerait le fait que certains résidents d’hiver sont parfois tolérés sur un territoire en cours d’installation, que là où l’on devrait s’attendre à des conflits, on voit d’autres arrangements, comme lorsqu’un résident d’été, de retour de migration et trouvant un congénère installé, préfère visiblement aller ailleurs que de chasser ce dernier. »

Margaret Nice remarque également que l’esbroufe est bien souvent plus importante que l’action : « plus le spectacle est impressionnant, moins sérieuse sera la rencontre ». Le conflit serait ainsi de l’ordre du simulacre, une confirmation que le territoire et l’oiseau sont en accord, qu’ils se possèdent bien mutuellement, l’un et l’autre s’harmonisant en rythme, gestes et couleurs pour informer l’intrus que cet endroit-là est déjà possédé.

Barbara Blanchard, qui étudie à la même époque les bruants à couronne blanche en Californie, observe qu’une famille composée de trois oiseaux a subdivisé le territoire en deux parties, chacune occupée exclusivement par un des bruants. Les disputes sont incessantes, ils ne cessent de chanter et de s’attaquer et, contre toute attente, elle découvre que ce sont des femelles :

« Si je ne les avais baguées, j’aurais pensé que j’observais une dispute de frontières entre deux mâles. »

Les ornithologues amatrices sont davantage respectueuses des conditions de vie naturelles des oiseaux, plus attentives aux formes d’associations, et rendent ainsi visible ce que les professionnels négligent, davantage absorbés par les formalisations scientifiques, universitaires et institutionnelles.

À partir des années 1940, des écologues vont également accorder plus d’importance aux associations qu’aux conflits, reconnaissant l’importance de ces dernières dans tout le règne du vivant, des bactéries à « la pluie d’organismes morts qui tombent de la surface de l’océan et permettent de ce fait le développement de la vie dans les grandes profondeurs obscures de la mer2 ».

John Maynard Smith, biologiste de l’évolution et généticien, considère les oiseaux comme des « animaux fondamentalement sociaux ». La socialité n’est pas une exception mais la règle, l’acte de territorialisation est donc un acte fondamentalement social. Les oiseaux arpentent le territoire, établissent un réseau avec le voisinage. Les frontières sont davantage des lieux de négociations que de conflits.

Louis Lefebvre, ornithologue canadien, a rassemblé de nombreuses anecdotes de comportements inventifs :

« Il a découvert, parmi les centaines d’exemples, qu’un labbe antarctique, oiseau prédateur marin, s’était mêlé à des bébés phoques pour siroter le lait de leur mère, qu’un oiseau vacher s’aidait d’une brindille pour picorer des bouses de vache, que des hérons verts utilisent des insectes pour appâts en les déposant à la surface de l’eau pour attirer les poissons, qu’un goéland a tué un lapin avec la technique habituelle du lâcher en hauteur des coquillages pour qu’ils se brisent, ou encore que des vautours, pendant la guerre de libération au Zimbabwe, se perchaient sur les clôtures de fils barbelés des champs de mines et y attendaient que des gazelles ou d’autres herbivores se fassent piéger. »

S’inspirant également du livre Le Sens artistique des animaux d’Étienne Souriau, Vinciane Despret décrit les territoires comme des lieux mélodiques où tout devient rythme, « motifs et contrepoints ». Les territoires créent, affectent ceux qui les arpentent, ceux qui y tissent leurs envols et chants. L’appropriation d’un lieu tel que David Lapoujade l’écrit à propos de Souriau :

« posséder ne consiste pas à s’approprier un bien ou un être. L’appropriation concerne, non pas la propriété mais le propre. Le verbe de l’appropriation ne doit pas s’employer à la voix pronominale, mais à la voix active : posséder ce n’est pas s’approprier, mais approprier à…, c’est-à-dire faire exister en propre3 ».

La fiction-panier contre la technologie virile

« Loin de moi l’idée de négliger le rôle des techniques ou de dénigrer l’intérêt qu’elles présentent pour elles-mêmes et pour la manière dont elles nous ont façonnés. Homo faber. Mais me revient en mémoire cette insurrection magique contre les grandes épopées viriles, cet antidote au poison épique de l’homme conquérant fabricateur d’armes que fut la nouvelle d’Ursula Le Guin, The Carrier Bag Theory of Fiction, que l’on peut traduire par LaThéorie de la fiction-panier. Le Guin y plaide pour d’autres histoires et, notamment, des histoires d’inventions de “contenants”, d’enveloppes, ces choses précieuses et fragiles qui permettent de garder, de transporter, de protéger, d’apporter quelque chose à quelqu’un : “une feuille, une gourde, un filet, une écharpe, un pot, une boîte, un conteneur. Un contenant. Un récipient.” Des choses qui prennent soin des êtres et des choses. »

Je regrette pour ma part que le livre ne soit pas plus critique de cette virilité toxique transmise par le grand récit technologique qui façonne Gyno-homo faber. On ne s’en sortira pas en privilégiant simplement un discours au détriment de l’autre. Bien que la théorie d’Ursula K. Le Guin importe pour façonner un nouvel imaginaire et porter attention aux territoires et aux autres, il est dangereux de ne pas prêter garde au devenir-prison du panier. Ne pas interroger la technologie c’est aussi faire l’économie d’une critique de notre obsession pour l’intrusion dans le monde de l’autre.

Despret écrit que l’oisellerie, comme tout art de la chasse, demandait «  de la ruse et une connaissance intime de leurs habitudes [celles des oiseaux]. » L’art de la chasse et celui de la « connaissance intime » des animaux seraient ainsi intimement liés, comme si la nécessité de tuer ou de capturer était un outil de « connaissance intime ». Si pister un animal peut nous permettre d’accumuler des informations sur ses habitudes et nous permettre ainsi de l’approcher pour le tuer ou le capturer, ces informations – l’histoire de l’éthologie et la grande majorité des chasseurs de nos sociétés modernes le prouvent – ne nous permettent pas d’appréhender la complexe subjectivité d’un être vivant. Pourtant, certains auteurs affirment encore aujourd’hui que la chasse est la principale cause du développement de la sympathie de l’humain envers les autres espèces. Au mépris, par exemple, de ce que nous apprennent les peintures paléolithiques qui représentent très majoritairement des animaux qui n’ont pas été chassés par les humains qui les ont peint. Peut-être devrions-nous plutôt accorder davantage d’importance à la fascination que ces autres exercent, une fascination teintée d’admiration, d’affection et d’esthétisme dans le développement de notre sympathie en dehors de toute utilité alimentaire. Renouer ainsi avec une curiosité qui ne serait pas prédatrice mais contemplative, rêveuse, affectueuse. Remettre la chasse et le mythe du Grand prédateur qui la sous-tend à sa place, reconnaître que l’empathie pour le vivant – animaux ou végétaux — s’apprend bien avant l’apprentissage de la chasse et de la cueillette.

En outre, elle rapporte le changement de perspective qui eut lieu chez les spécialistes des guêpes constatant qu’elles ne restent pas toujours dans le même nid, 56 % d’entre elles s’installant dans d’autres communautés, s’adaptant et participant aux activités collectives.

« Cette découverte, en fait, est liée à un tout nouvel équipement technologique qui a consisté à équiper certaines guêpes d’un petit système de radio collé sur le thorax. Celui-ci déclenche un œil électronique situé à l’entrée de chaque nid à chaque fois qu’une guêpe porteuse de balise entre ou sort. »

Tout ce « nouvel équipement technologique » nous est toujours vendu en tant que moyen d’améliorer la santé ou la connaissance, comme si ces deux aspects de la vie humaine ne pouvaient être satisfaits qu’au moyen du système technologique. Mais au-delà de ce problème technologique — qui implique de se demander comment ces technologies sont faites —, pourquoi cette propension à toujours vouloir aller plus loin dans l’invasion du monde de l’Autre ? Cette obsession pour voir l’autre et qui toujours l’objectivise.

Vinciane Despret écrit l’importance de la « bifurcation de la nature » de Whitehead, distinguant deux ordres de la nature : ce qui est apparent et « les éléments pertinents à connaître dans le processus de connaissance [qui] sont toujours cachés ». Cette opposition entre l’apparence et les processus de connaissance qui seraient toujours cachés est problématique, elle instaure une méfiance pour l’apparence et une nécessité de dénuder Isis pour voir ce qui se cache sous sa jupe. Un processus de dévoilement infini qui justifie, bien plus que l’opposition nature/culture, le déferlement technologique et qui relève d’une aspiration à l’omniscience et l’omnipotence mégalomaniaque — tout voir, tout savoir, tout comprendre, tout contrôler, surveiller une colonie de guêpes, d’abeilles, de vers de terre, d’atomes, etc.

Ce qui m’a le plus émue dans le livre de Vinciane Despret, dont je conseille vivement la lecture malgré ces quelques bémols, a été d’apprendre que Margaret Nice « connaissait si bien les mâles qu’elle arrivait, en ce qui les concernait, à savoir qui était qui en les écoutant, chacun ayant un répertoire unique de six à neuf chants différents ». L’attention, l’écoute et la patience créent des liens qu’aucun bagage ne saurait remplacer. Cette attention portée sans intrusion, en acceptant le hasard de la rencontre et sa fugacité, intensifie la mystérieuse richesse que nous dévoilent sans cesse le vol d’un moineau, d’un pigeon, la dérive d’un nuage. Elle nous amène à porter attention aux territoires que nous possédons et qui nous possèdent, porter attention à leurs grincements, leurs grondements, leurs stridences ou leurs pesants silences.

Habiter en oiseaux est composé comme la partition d’une symphonie, divisée en accords et contrepoints. C’est que le chant des oiseaux possède ce pouvoir d’éveiller en nous la part de liberté que nous avons abandonnée, comme le chant d’un ruisseau, l’averse orageuse, la grêle printanière. C’est en accordant son attention au chant d’un merle que Vinciane Despret nous livre l’exaltation de tout oiseau qui chante, l’attention exaltée de l’oiseau pour son propre chant, pour son entourage et son territoire.

« Bernard Fort donnera d’ailleurs le titre “Exaltation” à l’une de ses compositions électroacoustiques autour du chant de l’alouette des champs dans le disque Le Miroir des oiseaux. » De nombreux musiciens ont tenté d’appréhender, d’imiter, de comprendre la langue des oiseaux. La zoomusicologie se développe également depuis quelques temps dans les milieux professionnels. Mais cette langue des oiseaux, combien de Gyno-homo silvestris, sauvages ou féraux, la connurent et la connaissent encore ?

Vinciane Despret nous invite, comme le propose Donna Haraway, à inscrire notre époque sous le signe du « Phonocène » pour ne pas oublier que « si la terre gronde et grince, elle chante également ». Faisant ainsi écho au Printemps silencieux de Rachel Carson :

« Il y avait un étrange silence dans l’air. Les oiseaux par exemple – où étaient-ils passés ? On se le demandait, avec surprise et inquiétude. Ils ne venaient plus picorer dans les cours. Les quelques survivants paraissaient moribonds ; ils tremblaient, sans plus pouvoir voler. Ce fut un printemps sans voix. »

Elle nous invite également à « multiplier les manières d’être ». Il est important de ne pas prendre la métaphore aux pieds de la lettre. À l’heure des bio-technologies et du bio-art4, une telle invitation pourrait bien avoir un effet redoutable.

Il me semble plus important d’accepter la totalité individuelle de chaque être rencontré, d’accepter sa liberté, ce qui implique d’accepter qu’il soit hors de notre vue, d’accepter de ne pas le réduire à un objet scientifique ou de divertissement, ce qui exige de nous que nous résistions à cette curiosité démente que génère notre propre encagement. Accepter la séparation, les limites entre les subjectivités, retrouver le pouvoir de l’imagination, ne pas se laisser emporter par le tourbillon qu’est devenue l’injonction à fournir des preuves. N’est-il pas aberrant que nous déléguions à quelques professionnels et institutions notre propre intelligence sensible du monde ? Avons-nous besoin que des experts (philosophes de la République et autres) nous apprennent les manières convenables d’être sensible ? Combien d’oiseaux tués pour en revenir à ce que savaient nos ancêtres, que les oiseaux et les animaux sont des êtres sensibles, des individus possédant une subjectivité, des désirs et leur propre manière d’habiter le monde ?

« Donner de l’importance aux choses », écrit encore Vinciane Despret. Cela est en effet important, mais méfions-nous tout de même, à l’heure où des dauphins-robots sont construits pour satisfaire notre besoin de curiosité et de divertissement. Il se pourrait bien que ces artefacts soient davantage appréciés par les humains civilisés, aliénés, qui ne supportent plus qu’un quelconque geste ou volonté échappe ou contredise leur omnipotence. Rappelons que trop souvent nous accordons plus d’attention aux choses qu’aux êtres.

Encore une chose. La comparaison de Vinciane Despret entre l’araignée et sa toile qu’elle assimile au corps et au bras me semble un peu légère. La toile n’est en rien une patte de l’araignée, mon côté trop terre-à-terre sûrement. Par contre, la toile d’Arachné, la toile de Pénélope, cette toile toujours en cours qui se défait, se compose, se recompose, dont les nœuds et les séparations tissent les relations, les subjectivités, les manières d’être et de faire monde, m’interpellent et me rappellent ce très beau roman de Carole Martinez Le cœur cousu :

« Frasquita observait la dentellière — ainsi nommait-elle l’araignée qui avait élu domicile dans sa chambre — en se demandant si elle-même serait un jour capable de sécréter sa propre toile. “ La beauté vient de ces espaces vides délimités par les fils ! Révéler, cacher. Désépaissir le monde. Ce qui est somptueux, c’est de voir au travers ! La transparence… La finesse de la toile voile et encadre un morceau d’univers et ce faisant le révèle… Exposer la beauté d’un être en le couvrant de dentelle… ” »

La toile lie en-deçà et par-delà notre conscience, notre manque d’attention, notre distraction, l’universalité de la vie, elle est un fil ténu, tendu d’étoile à étoile, qui nous offre le rêve. Sans pour autant nous réduire à la partie d’un tout, la toile que nos cohabitations multiples déploie est le hamac où nous éprouvons, ressentons, retrouvons les chemins de la poésie, ce langage aux potentialités multiples qui n’existe que par et pour le laisser vivre, un certain goût pour la paresse, la contemplation, la séparation, la solitude et la rêverie, cette langue que nous ne pouvons abandonner à la machine à produire des « objets scientifiques ».

En ce qui concerne les humains, je rappellerai ce que la sociologie et l’ethnologie nous enseignent : les sociétés humaines sont composées d’hommes, de femmes et d’enfants et la manière dont les hommes et les femmes se comportent avec et devant les enfants est essentielle dans la transmission ou la révolution d’une culture humaine. La « nature belliqueuse de l’homme » est une invention de la civilisation en vue de justifier sa domination, sa violence, ses multiples oppressions et son désir de détruire toute autre forme de culture. Elle est le récit des criminels. Notre nature n’est ni bonne ni mauvaise, c’est l’attention que nous portons aux autres, la transmission de cette attention et la préservation de cette qualité qui nous permettra de redevenir sensibles et attentionnés. Et j’ose croire que le langage des oiseaux, des ruisseaux, de la grêle, du craquement du dégel, l’emportera sur le silence assourdissant du béton.

Ana Minski

Correction : La sororité


1 Frank Fraser Darling in Margaret Nice « The role of territory in bird life », in V. Despret, Habiter en oiseaux

2 Warder Clyde Allee et al., Principles of Animal Ecology, éditions Saunders, 1949, in ibid.

3David Lapoujade, Les Existences moindres, Minuit, in ibid.

4Marion Laval-Jeantet du collectif Art Objet Orienté repousse les limites du bio-art en se faisant transfuser du sang de cheval.