Les ombres portées de l’imaginaire

À propos du livre de Charles Stépanoff Voyager dans l’invisible

« On l’a presque oublié : l’imaginaire, comme l’amour, se perd ou se gagne. » (Annie Le Brun, Les châteaux de la subversion)

Première partie : l’invisible en terre chamanique

Les nombreuses études conduites pour comprendre l’apparition des inégalités oublient bien souvent d’accorder de l’importance aux techniques liées à l’imaginaire, aux rêves et aux visions. Or il se pourrait bien que ces techniques, loin d’être anodines et secondaires, soient à l’origine d’une des premières spécialisations, voire hiérarchisation.

Voyager dans l’invisible de Charles Stépanoff, maître de conférences à l’EPHE de Paris et chercheur, est un très riche essai sur le fonctionnement des dispositifs rituels, des différentes techniques de visions et de rêves des traditions chamaniques des peuples autochtones du nord de l’Eurasie et de l’Amérique. En Asie du Nord, le chamane, à qui le groupe confie une part de la gestion de ses rapports au monde, est l’expert de l’invisible. Cette spécialisation, universellement connue dans cette large région, se pratique selon un continuum plus ou moins hybride entre un chamanisme hiérarchique et un chamanisme hétérarchique. La captation de l’imaginaire par un individu et les conséquences sociales qui en découlent y sont minutieusement analysées.

Chamanisme hétérarchique

L’hétérarchie suppose une structure organisationnelle horizontale qui privilégie la coopération et l’autonomie de chacun. Le chamanisme hétérarchique décrit par Stépanoff semble parfaitement illustrer ce mode d’organisation sociale.

Chez les peuples pratiquant ce chamanisme, le chamane n’est pas visible aux yeux du public et ses mouvements sont souvent contraints et limités par une corde ou par une construction. La cérémonie se déroule dans l’obscurité la plus totale. Un tremblement de l’habitation, des bruits et des voix animales et humaines font entendre l’arrivée d’esprits avec lesquels les participants peuvent dialoguer à propos de la chasse ou des maladies. Sans tambour ni costume, le chamane qui mène le rituel est censé dormir pendant toute sa durée et n’est pas rémunéré. Ces rituels, dont le substrat culturel circumpolaire est probablement ancien, sont présents de l’Oural à la baie d’Hudson.

Trois rituels, provenant de lieux très éloignés tels que la taïga de l’est de l’Oural, la toundra béringienne et les forêts canadiennes, sont détaillés.

Chez les Khant, peuple ougrien de l’Ob, les participants se réunissent la nuit dans une tente où règne une obscurité complète. Le Chamane, au centre de l’assemblée, joue de la dombra, une sorte de luth, et les participants perçoivent bientôt des phénomènes acoustiques étranges. Les sons se déplacent à l’intérieur de la tente, près du sol, du toit ; ils s’atténuent, s’éloignent, se rapprochent ; ils donnent forme à une illusion spatiale et manifestent le vol du chamane dans la tente. Quand la dombra se tait, signifiant la sortie du chamane par le trou de fumée, des bruits d’animaux retentissent : le coucou, oiseau prophétique, le cri sinistre du hibou, le cri joyeux du canard, la grue, l’écureuil, etc. L’humeur des participants change selon la présence de tel ou tel lung, esprit issu du monde de la forêt. Une fois le rituel terminé, le chamane raconte son voyage, mais l’objet principal du processus est la possibilité pour chaque participant humain d’échanger avec les esprits zoomorphes, et de permettre ainsi à tous de pratiquer des actes propitiatoires et de communiquer avec les animaux que les chasseurs poursuivent dans la taïga.

« L’action mise en scène combine un mouvement centripète, avec l’arrivée sur le lieu du rituel de visiteurs invisibles venus de la forêt, et un mouvement centrifuge, avec l’envol du chamane dans le ciel. »

À 4 500 kilomètres des Khant, à l’autre extrémité de l’immensité sibérienne, dans les toundras des environs du détroit de Béring, les Chukch, éleveurs de rennes, procèdent à un rituel très proche. À l’intérieur de la vaste tente, d’épaisses fourrures de rennes forment une chambre intérieure où se blottit la famille pour dormir. C’est dans cette petite chambre que se déroulent les rituels nocturnes. Dans une obscurité totale le chamane se tient assis, torse nu, ligoté ou au contraire libre de jouer du tambour :

« Il chante des mélodies, d’une voix douce d’abord, puis de plus en plus puissante. Le chant, sans paroles, est fait d’une phrase mélodique courte répétée indéfiniment : ‘Ah, ya, ka, ya, ka, ya, ka !’ L’assistance ne chante pas, mais émet de temps en temps des interjections d’encouragements pour soutenir le chamane. S’il a un tambour, le chamane l’utilise comme caisse de résonance, dirigeant les sons vers la gauche ou la droite. Bientôt il devient impossible de repérer l’origine des sons dans l’obscurité : la voix du chamane paraît se déplacer dans différents lieux de la pièce. Au bout de quinze à trente minutes, le chamane fait vibrer ses lèvres en secouant la tête et fait entendre différents bruits et cris animaux ou humains : ce sont les “voix séparées” des esprits (kelet) qui sont en train d’arriver. Ces visiteurs invisibles sont des animaux comme le loup, le corbeau, le morse, la souris, mais aussi des objets tels le seau, l’aiguille ou le pot de chambre, ou encore des humains, tels le Vieillard noir, la Borgne, etc. Un esprit “Écho” imitait tout ce qu’il entendait et Bogoras s’amusa à prononcer des phrases en russe et en anglais que l’esprit répétait avec succès, au grand amusement de tous. »

Comme chez les Khant, la tente est visitée par des esprits qui communiquent avec le chamane et les participants, prédisent une bonne saison de chasse ou, au contraire, annoncent une maladie, adressent des remontrances à ceux qui ont négligé des prescriptions rituelles, se disputent, etc. Aucun scénario ne fige ces séances au cours desquelles la tente peut être secouée ou soulevée, des morceaux de bois ou de l’urine projetés. L’objet du rituel est de permettre aux participants de communiquer avec les esprits des animaux.

De l’autre côté du détroit de Béring, dans la forêt canadienne, un rituel similaire a été décrit par George Nelson, marchand de fourrures, qui assiste, en 1823, à une cérémonie chez les Cree, ses fournisseurs :

« Le soir, à l’écart des habitations, les Indiens édifièrent une tente miniature d’environ un mètre de diamètre faite de poteaux recouverts de peaux d’élan. Le “conjureur” (l’officiant) prit son tambour et prononça des prières. Puis le tambour passa à l’entourage qui entonna différents chants, comme le chant de l’élan, du cheval, de l’ours et du chien. Après s’être déshabillé, le conjureur demanda qui voulait le ligoter. Nelson lui-même se porta volontaire pour l’opération ce qui lui permit de l’observer de près. Après avoir eu les mains soigneusement ficelées, le conjureur fut enveloppé dans une couverture elle-même fixée par une corde serrée et installé dans la tente miniature. Au bout de seulement quelques minutes, tandis que l’assemblée chantait le chant de l’esprit de la Glace, Nelson eut l’impression de percevoir l’esprit entrer dans l’édicule. La couverture et les cordes du conjureur furent jetées sur les participants, sans qu’un seul nœud ait été défait. Des dizaines d’autres esprits pénétrèrent dans l’édicule en le secouant violemment à chaque fois. On entendit ainsi parler la glace, puis la tortue qui imita un ivrogne et finit par ronfler au grand amusement de tous, suivie d’un chien, de différents ours, un cheval, un élan, des squelettes, des esprits de défunts mais aussi d’amis vivants éloignés. La tortue fit différentes prédictions concernant la pluie et le gibier. Au cours de la séance, Nelson et quelques autres furent invités par l’officiant à entrer dans l’édicule pour y voir les esprits. Allongé sur le dos, Nelson aperçut des lumières semblables à des étoiles dans un ciel nuageux. Enfin vers deux heures du matin, la tente se secoua une dernière fois et les esprits disparurent. Le scepticisme du marchand de fourrures canadien avait été plus qu’ébranlé. ‘Je suis totalement convaincu, autant que de mon existence, que des sortes d’esprits sont réellement et pratiquement entrés, certains véritablement terrifiants, d’autres d’un caractère tout différent. […] je crois vraiment que je n’oublierai jamais les impressions de cette soirée.’ »

Ces trois rituels, khant, chukch et cree, présentent d’incontestables traits structuraux communs qui se retrouvent chez d’autres peuples pratiquant un chamanisme dit de « la tente sombre » ou de « la tente tremblante ». En Sibérie centrale, dans la vallée du Ienisseï, les chamanes des Selkup et des Ket organisaient comme leurs voisins ougriens de mémorables séances dans l’obscurité. Le chamane selkup, en vêtement ordinaire, était ligoté sur une peau d’ours et de nombreux cris et bruits d’animaux envahissaient l’espace. Les Ket appelaient cette performance le « jeu sombre ».

Chez les Yukaghir, où se pratiquait le chamanisme hétérarchique avant que le chamanisme hiérarchique ne s’impose, chaque famille possédait un tambour qu’elle utilisait librement pour accomplir ses rituels domestiques. Composé de bois, de cuir et de tendons, avec seulement quelques rares pendeloques de métal, cet instrument pouvait être fabriqué sans grande difficulté par chaque famille. L’ancien costume des chamanes ne portait aucun ornement cosmique et ne se distinguait du vêtement ordinaire que par les emprunts faits aux costumes des femmes. Les anciens Yukaghir étaient, comme leurs voisins koriak et chukch, grands consommateurs d’amanites tue-mouches, lesquelles leur inspiraient des visions et des chants. La prise de psychotropes, trait hétérarchique typique, n’a pas tant pour but d’altérer la conscience que d’amplifier une imagerie culturellement déterminée. La transe n’est qu’un procédé parmi d’autres. La privation sensorielle, obtenue par simple bandage des yeux, tient un rôle de premier ordre dans la stimulation de l’imagerie mentale chez les peuples sibériens.

Chez les Ket et les Selkup, les deux rituels sont pratiqués, mais celui de la « tente sombre » est moins prestigieux que celui de la « tente claire » qui caractérise le chamanisme hiérarchique.

Le célèbre chamane Der’it (Vasilii Egorovich Moseikin) chez les Ket de la Toungouska Pierreuse. Photo N.V.Sushilin, 1926.

Chamanisme hiérarchique

« L’assemblée est éclairée par un feu central auprès duquel le chamane se tient assis. Pris de bâillements de plus en plus intenses, il a les yeux clos, alors que tous le regardent. Il commence à entonner un chant rythmé par les battements de son tambour. Puis il chante d’une voix plus forte pour appeler ses esprits auxiliaires à le rejoindre dans un mouvement centripète et à s’installer dans son corps et son costume. De plus en plus excité, il revêt un plastron brodé, un manteau chamanique couvert de dizaines de figurines métalliques représentant différents esprits zoomorphes et anthropomorphes et une couronne de fer pourvue de ramures. Son visage est couvert par une frange tombant de sa couronne qui lui cache partiellement la vue. Il entonne alors un chant-voyage. »

Cette cérémonie, pratiquée chez les Selkup du Ienisseï, peuple samoyède d’Asie septentrionale, constitue le prototype du rituel chamanique pour la majorité des populations d’Asie du Nord, chez les peuples altaïques de langue toungouse (Evenki, Even, Udeghe, Nanaï, Mandchous), de langue turque (Altaïens, Teleut, Khakas, Tuva, Iakoutes, Dolgan), de langue mongole (Bouriates, Mongols), ainsi que d’une partie des Samoyèdes (les Enets et les Nenets). Vêtu d’un costume professionnel et muni d’un tambour, le chamane est le seul acteur du rituel, il s’exhibe et offre avec ostentation un spectacle de gestes et de paroles qui illustre la venue des esprits et son voyage à travers le cosmos. Seul à interagir avec les esprits, ces auxiliaires venus pour l’aider et l’accompagner dans son voyage cosmique, le chamane, intermédiaire qualifié entre humains et esprits, respecte un scénario culturellement défini, dont les étapes ne sont pas modifiables. Tous les chamanes selkup partagent une géographie cosmique commune et des routes préexistantes qui leur permettent de se rendre au pays des ancêtres, dans le monde céleste ou de traverser le monde du milieu, le monde terrestre. Le chamane hérite de sa fonction et des chants correspondant aux différents itinéraires parcouru par ses ancêtres. Le chant chamanique se distingue du chant profane par une prosodie en vers composés de huit syllabes.

Le chamane des traditions hiérarchiques possède un équipement ostentatoire spécialement confectionné par les membres de la communauté : son tambour et son costume. Ce dernier porte parfois jusqu’à quarante kilos de figurines. Le chamane, qui hérite de sa fonction, est le seul intermédiaire entre les esprits les plus puissants et le clan, il est indispensable au maintien de l’équilibre entre monde visible et monde invisible, et sa performance, spectaculaire, le place au centre des rituels.

« Dans ce genre de traditions que nous appelons ‘hiérarchiques’, les actions sur lesquelles les chamanes ont le monopole sont essentielles à l’entretien de bonnes relations entre humains et non-humains. Les chamanes interviennent à tous les niveaux de la vie religieuse des membres de leur communauté, à l’occasion de rituels individuels, domestiques, aussi bien que de célébrations collectives. Aujourd’hui, un ou une Tuva fait appel à un chamane pour savoir si le compagnon de vie qu’il s’est choisi est le bon, pour soigner une maladie, lever un mauvais sort, réussir un examen ou encore protéger sa voiture des accidents. »

Chez les Tuva des hautes vallées de la région de Süt-Höl qui habitent des yourtes de bois et élèvent des troupeaux de moutons, de chèvres et de vaches, le foyer est protégé par la maîtresse du feu. Chaque année, afin de préserver la puissance et la bienveillance de cet esprit féminin du foyer, il est nécessaire de faire venir un chamane qui pratiquera le « rituel du feu » et permettra de maintenir fermé l’espace domestique afin de le préserver des menaces. Seul le chamane ne craint pas « l’ouvert », son corps pouvant recevoir les esprits et son âme quitter son corps. Cette ouverture du corps chamanique est visible par le port d’un costume ballant au contraire des costumes des profanes qui sont ceinturés :

« Certains costumes ont des trous spécialement ménagés au niveau des aisselles, d’autres au niveau de la poitrine, pour laisser passer les esprits. Nous l’avons vu, le chamane est un corps ouvert qui laisse entrer et sortir en lui des flux par la bouche, les aisselles, le nombril, le sinciput ou l’anus. Alors qu’un profane dont l’âme s’est évadée dépérit, l’âme du chamane s’échappe facilement de son corps et va parcourir le cosmos sans que l’intégrité de sa personne soit mise en danger. Le chamane laisse sortir son âme, et laisse entrer esprits et forces. »

Tambour khakasse (sagaï) in C. Stépanoff

L’homme ordinaire est fermé au monde des esprits, il ne peut interagir avec eux sans risquer la mort, et la peur de rencontrer, déranger ou offenser un esprit oblige à pratiquer toutes sortes de petits rituels. Cette différence des potentialités des corps se manifeste, à des degrés plus ou moins rigides d’un peuple à l’autre, dans le rapport aux objets rituels. Chez les Tuva, les Khakas et les Iakoutes, seul le chamane possède un tambour rituel et, à partir du moment où l’instrument est consacré, nul profane ne peut le toucher, sous peine d’en mourir. Chez tous les peuples à traditions chamaniques hiérarchiques les profanes sont les « inexpérimentés, les bêtes, les esclaves » et se décrivent eux-mêmes en termes peu flatteurs :

« Je suis plus simple qu’une génisse, plus bête qu’un veau,

Je ne comprends rien,

Je ne vois rien,

Je suis un héros bête sans yeux,

Je suis un héros esclave sans oreilles ! »

Dans ce système, l’opposition entre le corps fermé de l’homme simple et le corps ouvert du chamane crée une hiérarchie entre les êtres : d’un côté les individus incomplets et de l’autre le chamane, individu complet au squelette blanc ou pur, à l’essence singulière, innée, inaltérable et héréditaire, dont ils dépendent pour maintenir de bonnes relations avec les forces et puissances qui partagent leur environnement. Le rituel chamanique est une opération indispensable pour maintenir de bonnes relations avec les existences non humaines de la forêt et garantir ainsi une reproduction des ressources nécessaires à la subsistance du groupe. Les gens ordinaires délèguent donc leur responsabilité à un individu jugé plus compétent pour gérer une partie importante de leur rapport au monde. Ce dualisme est visible dans les représentations qui structurent l’espace du tambour chamanique, du costume chamanique et de l’espace domestique. Les individus sont ainsi des parties reliées à un tout et le chamane est celui qui permet de maintenir le tout en équilibre.

« Le rêve et la vision constituent pour les Tuva des formes privilégiées d’ouverture à l’interaction en face à face avec les personnes non humaines, qu’il s’agisse de maîtres de lieu ou d’ancêtres. Or ces modalités de communication ne sont pas accessibles à tous : cette forme d’ouverture est considérée comme destructrice pour les profanes, alors qu’elle est valorisée chez les spécialistes. C’est que, d’une façon générale, les ‘gens simples aux yeux d’eau et au cœur de sang’ sont par nature fermés et doivent préserver leur fermeture en encerclant leur corps dans une ceinture, en évitant de bailler, en protégeant la fontanelle non fermée des nourrissons par où leur âme pourrait s’échapper et en enveloppant leur campement sous la protection d’un haacha. Une ouverture est une brèche qui les exposerait à toutes les agressions de puissances invisibles et à toutes les déperditions d’âme. »

Tambour et costumes

Dans le chamanisme hiérarchique, le tambour et le costume sont des outils cognitifs qui transmettent au groupe des modèles cosmiques, ils sont les supports d’une diversité de références sémantiques. Ils transmettent et arborent l’identité du chamane, son histoire singulière — mais toujours ancrée dans la tradition — exhibent sa singularité et son pouvoir. Tambour et costume sont des œuvres collectives auxquelles le chamane ne participe pas. Leurs confections obéissent aux instructions que le chamane donne à partir de ses rêves.

Le tambour est une composition de matériaux divers – animal et végétal – qui figurent un assemblage d’êtres individualisés et vivants :

« Le cadre est fait d’une bande de bois prélevée sur un arbre que l’on n’abat pas mais que l’on s’efforce de laisser en vie, témoignant du fait que l’instrument est vivant. Chez les Mongols et les Evenki, il s’agit d’un arbre qui a subi la foudre et en a gardé une forme étrange. Les Ket et les Selkup du Ienisseï, tout comme les Saami de Scandinavie, sélectionnent un arbre dont les branches poussent d’un seul côté, vers le soleil. »

Le tambour appartient au seul chamane et ne peut être utilisé que par lui. Sa richesse signifiante n’est pas le fait d’une accumulation d’héritages fortuits mais d’une « identité complexe ». C’est ainsi qu’il est à la fois un objet et un être vivant, un humain et un animal sauvage et domestique. À la fois moyen de transport et réceptacle, il traverse les catégories ontologiques permettant ainsi, lors des rituels, d’établir des relations entre des êtres incompatibles dans la vie quotidienne : chez les Evenki il est à la fois une barque, un renne vivant et une image de l’univers ; dans l’Altaï il peut être chameau, cheval, cerf, léopard, porteur de l’âme de l’ancêtre et schéma du cosmos.

La membrane du tambour est la peau d’un animal prédestiné, sauvage ou non dressé – élan, renne, bouquetin – apparu en rêve au chamane et que des chasseurs sont chargés de tuer. Une fois mort, un rituel « ressuscite » l’esprit de l’animal pour animer le tambour qui devient ainsi le cheval de selle du chamane. Il arrive qu’il place l’instrument entre ses jambes pour accomplir ses voyages cosmiques. Les coups de battoir sur la peau sont le langage, incompréhensible pour les profanes, avec lequel chamane et esprits communiquent. Les battements de l’instrument sont également interprétés comme le bruit des sabots de l’animal-tambour et plus le rythme est rapide, plus vive est la cavalcade invisible du chamane sur sa monture. Les figures peintes sont exécutées à partir des images oniriques rapportées par le chamane, images semblables à celles qui recouvraient le tambour de l’ancêtre qui les tenait lui-même de ses prédécesseurs. Elles témoignent de la continuité héréditaire qui s’exprime dans les visions oniriques. Elles maintiennent le lien entre les différentes générations de chamanes et permettent d’affirmer la puissance chamanique. La voix des ancêtres devient celle du chamane et cet héritage lui permet de maintenir l’équilibre entre tradition et singularité : ce principe relationnel entre le chamane et son ancêtre, entre la performance actuelle et son modèle transgénérationnel, explique la grande stabilité de ces images dans le temps et dans l’espace.

M. Olsen, Chamane khakasse face au feu, 1914.

Un seul tambour est utilisé pour de nombreux chants-itinéraires, ce qui signifie que les dessins figurant sur la membrane ne présentent pas un récit linéaire mais une iconographie intégrée à la gestuelle du chamane. Stépanoff propose une approche sensorimotrice de cette iconographie : tambour, costume, gestes et chants engagent les perceptions sensorielles dans l’espace virtuel qui, comme l’espace immédiat, se construit dans la motricité. La performance du chamane anime ainsi le passé et l’invisible qui composent le présent, réinvestit et renouvelle un modèle traditionnel. La singularité du chamane, son individualité est une ouverture vers l’extérieur, vers le passé, la capacité à maintenir les relations avec les défunts, leurs mémoires, leurs histoires et donc à maintenir la tradition. C’est ce qui explique que les critères de sélection des matériaux sont d’une constance surprenante sur des milliers de kilomètres à travers l’Eurasie. Dans la plupart des traditions hiérarchiques, le tambour est le double du chamane, ouvert et apte à recueillir des entités invisibles et détruit à la mort de son maître. Le couple chamane-tambour singularise l’être d’exception capable de traverser les âges, les espaces et les catégories, il est un passeur entre les mondes.

Le costume singularise le chamane dont le corps ouvert est profondément différent de celui des profanes. Chez les Nganasan les chamanes disposaient même d’un costume pour voyager dans le monde supérieur, d’un autre pour le monde inférieur et d’un troisième pour le monde du milieu. Chacune de ces tenues incluait un manteau, un plastron, des bottes, une coiffe, des gants et une frange. Cette dernière, qui permet à l’officiant de réduire ses perceptions visuelles et ainsi de développer des images mentales, instaure une inégalité d’accès aux visions. Elle est un dispositif capital du chamanisme hiérarchique. Le costume, de nature polysémique et complexe, transgresse les frontières entre les catégories et est un art de la mémoire. Chez les Evenki de la Toungouska Pierreuse, le chamane demande souvent à la famille du malade de sacrifier un renne dont il gardera une petite lanière de la peau cousue sur la partie inférieure de son costume. Cette lanière lui permettra de se souvenir de cet évènement.

Les costumes cérémoniels de Sibérie sont également couverts d’asymétries polarisantes. Chez les Nganasan, par exemple, le gant gauche permet au chamane de se faire passer pour un démon à trois doigts lorsqu’il descend sous terre tandis que le gant droit l’aide à « s’extraire de l’enfer ». La main gauche est donc associée à ce qui est inférieur et obscur et la main droite à un mouvement ascendant. Les Nganasan ont d’ailleurs mis au point une forme d’asymétrie latérale bien plus spectaculaire que le nombre de doigts des gants. Certains costumes étaient composés d’une moitié droite rouge, associée au soleil et au printemps, et d’une moitié gauche noire liée à l’obscurité et l’hiver. Lorsque le chamane tourne sur lui-même en plaçant la gauche du corps en son centre, mouvement indiquant une descente d’un étage à l’autre ou d’un monde à l’autre, le costume bipartite donne immédiatement à voir la résonance cosmique du mouvement chamanique. Il en est de même lors d’une giration solaire, c’est-à-dire qui met la droite du corps au centre et indique, à l’inverse, une ascension. Le costume matérialise donc des associations entre latéralité du corps, ombre et lumière, haut et bas. Chez les Iakoutes, l’épaule droite du costume porte l’image d’une grue et la gauche celle d’un plongeon :

« La situation de ces deux oiseaux dans le haut du corps est conforme au principe habituel d’association entre verticalité du monde et verticalité du corps, mais les types de mouvements qu’ils représentent sont fort différents. La grue de Sibérie qui migre annuellement entre l’Inde et la Iakoutie accomplit de longs parcours en altitude, alors que le plongeon est connu pour ses piqués dans l’eau. La disposition des deux oiseaux couple derechef la droite du chamane à un déplacement en altitude et la gauche à un mouvement descendant. »

Les costumes superposent des références cosmiques au schéma corporel du chamane conférant à chaque geste une extraordinaire force d’évocation.

La documentation ethnologique et historique ainsi que l’intégration de l’analyse du plastron, élément vestimentaire tout à fait particulier couvrant la poitrine et le ventre, permet à Stépanoff d’identifier les traditions hétérarchiques comme ancien substrat circumpolaire partagé de part et d’autre du détroit de Béring, peu à peu remplacé par le chamanisme hiérarchique venu du Nord-asiatique. Comme en témoignent les tombes de la culture de Glazkovo, le plastron de type toungouse faisait déjà partie de l’habillement des chasseurs-cueilleurs de l’âge du Bronze dans la région du Baïkal en Sibérie du Sud. Il est une partie intégrante de l’habit ordinaire des Toungouses (Evenki et Even) et son schéma de corps-univers est d’une saisissante stabilité de l’Altaï à l’Arctique, du Ienisseï à la Mandchourie. Chasseurs-cueilleurs hautement mobiles grâce à leurs déplacements à dos de renne, les Toungouses ont pénétré au fil de leurs migrations à travers la taïga des territoires extraordinairement vastes.

« Avec l’expansion toungouse, le plastron chamanique s’est diffusé vers l’aval du fleuve Ienisseï jusqu’aux rivages de l’Arctique à travers les populations Ket, Selkup, Enets, Nganasan, vers le nord et l’est sibériens le long de la Léna à travers les Iakoutes et les Dolgan et vers la Mandchourie et le Pacifique le long du fleuve Amour, à travers les Udeghe, les Neghidal et les Daur. Le plastron constituait une pièce si essentielle pour les chamanes udeghe qu’ils redoutaient de perdre la voix ou même la vie si quelqu’un venait à le déchirer. L’ancien plastron chamanique des Bouriates, orné de côtes, paraît également emprunté à leurs voisins toungouses. »

Féminin/masculin, figuration des espaces

« Certains chamanes khakas affirment que les dessins de leurs tambours les aident à ‘s’orienter dans leur voyage’ et à ‘avancer’. Des chamanes evenki disent également qu’ils leur permettent de ‘s’orienter dans les pays obscurs’. Nulle idée ici de transmettre un message ou de ‘refléter’ des idées, mais un rôle d’aide à l’orientation, un peu comme des boussoles de l’invisible. Or qu’est-ce que ‘s’orienter’, sinon établir une coordination particulière entre son propre corps et l’espace environnant ? Les indications des utilisateurs des tambours suggèrent ainsi que les dessins pourraient s’éclairer à la lumière des relations entre corps et espace dans le contexte particulier de la performance rituelle. »

L’organisation des figurations peintes sur le tambour, être vivant sur lequel se rencontrent passé et présent, espace immédiat (profane) et espace cosmique, respecte un agencement précis, similaire à l’espace domestique de la yourte.

En analysant scrupuleusement les représentations peintes sur le tambour, Stépanoff remarque une asymétrie entre gauche et droite souvent soulignée par des couleurs, comme pour le costume bipartite des Nganassanes. Afin de mieux comprendre les figurations sur la membrane, il distingue, également, la gauche et la droite du tambour correspondant au point de vue de l’observateur, de la senestre et de la dextre correspondant au point de vue du chamane. Il constate alors qu’au moment où le chamane chevauche son tambour, la senestre s’associe à l’avant du chamane et la dextre à son arrière. L’animal dont la peau constitue la membrane du tambour est représenté à droite du point de vue de l’observateur mais, du point de vue du chamane, il marche vers la senestre. Lorsqu’il chevauche son tambour le chamane et sa monture regardent donc tous deux dans la même direction.

Cette asymétrie, qui associe la senestre de la membrane à la gauche du chamane et à l’avant du corps, et la dextre de la membrane à la droite du chamane et à l’arrière du corps, correspond à une bipartition systématique entre ce qui est clair et céleste et ce qui est sombre et inférieur. C’est ainsi que la lune et l’ours sont à senestre, associés à l’ombre et à un mouvement descendant, tandis que le soleil et le renne sont à dextre, associés à un mouvement ascendant. Une opposition apparaît donc entre ombre et lumière, ascension et descente.

« Les tambours que l’on peut qualifier de type “tatare” sont traversés de polarisations verticales et horizontales d’une grande constance. Entre le haut et le bas s’opposent le céleste et le terrestre, le sec et l’humide, le clair et l’obscur. Les maladies que soignent certaines des figures représentées y ajoutent une correspondance avec le corps humain : les oiseaux traitent la tête, alors que les animaux de la partie basse sont spécialisés dans le ventre et les jambes. […] Les maladies “ pures”, qui touchent la partie haute du corps, sont donc à la charge des esprits maîtres des chevaux, ces cavaliers représentés dans les parties médiane et supérieure du tambour. En revanche, les maladies impures situées dans le bas du corps, plus particulièrement les maladies gynécologiques, relèvent du maître des moutons, qu’on a vu associé aux batraciens et aux reptiles du bas du tambour. Il existe donc effectivement une correspondance entre la verticalité du tambour et celle du corps humain établie par l’intermédiaire de l’ordre spatial du paysage et de ses habitants représentés sur la membrane. »

Cette opposition, typique d’une cosmologie dualiste, se retrouve dans l’ordonnancement de l’espace de la yourte, cercle orienté comme le tambour et comme lui fortement polarisé. Chez les peuples nomades d’Asie septentrionale, l’organisation de l’espace domestique est gouvernée par des principes puissants appliqués avec rigueur et constance dans les différents lieux habités. Ces principes sont toujours respectés chez les Khakas bien qu’ils aient abandonné au XIXe siècle leurs yourtes de feutre pour des structures de bois polygonales. Le foyer, surmonté d’un trou à fumée, est installé au centre de la yourte. À l’opposé de la porte, orienté vers l’est, et au-delà du feu, s’étend le coin d’honneur où est disposé le lit des maîtres et où s’assoient les anciens et les hôtes d’importance, visage face au levant. À leur droite, s’étend la partie pure et masculine, le coté haut, le sud, et à leur gauche, la partie opposée, féminine et impure, le « côté bas » qui est le nom du nord. Tandis que les murs méridionaux portent les instruments masculins — le fusil au sud-ouest et le harnachement des chevaux au sud-est, près de la porte — les murs septentrionaux portent les instruments des femmes, vaisselle et ustensiles de cuisine. Un contraste radical oppose le quart nord-est, secteur deux fois inférieur, et face à lui, le quart sud-ouest, deux fois supérieur où sont suspendus les objets sacrés. À l’opposé, dans le coin nord-est, sont rangés des seaux contenant les réserves d’eau et les produits laitiers. La yourte est traversée, comme le tambour et le costume, par des oppositions communes : céleste/souterrain, sec/humide, clair/obscur, masculin/féminin.

La yourte est un microcosme lié à un macrocosme et dans lequel le cosmique est intégré au quotidien. L’espace domestique n’est pas une copie du cosmos mais bien une topologie morale qui oriente la perception affective d’espaces parallèles dans lesquels s’opposent monde domestique et monde sauvage, monde féminin et monde masculin, monde inférieur et monde supérieur. Les nombreuses amulettes maintiennent cependant un réseau de correspondances entre l’habitat, le corps humain, le paysage environnant et une géographie lointaine. L’espace domestique est ainsi coordonné à l’espace virtuel constituant un espace hybride figuré sur le tambour et le costume qui portent en eux une série d’itinéraires potentiels. Les étapes successives des trajets révèlent une cognition spatiale structurée tout à fait typique d’une tradition nomade. C’est l’ensemble de ces différents registres qui forment une technologie de l’imaginaire et qui permet aux observateurs de penser l’espace virtuel « où se rencontrent les puissances d’agir du chamane, des esprits convoqués et des dieux visités. »

Le prix pour la fiancée

Le passage d’un chamanisme hétérarchique à un chamanisme hiérarchique a pu être observé par les ethnologues chez les Yukaghir, groupe de langue paléo-asiatique et dont les ancêtres étaient des chasseurs-pêcheurs dominant tout le nord-est sibérien.

« De la Léna au Pacifique, les douze tribus yukaghir occupaient un territoire grand comme la moitié de l’Europe. Pas de seigneurs cependant pour régner sur leurs territoires à la façon de leurs voisins iakoutes : les seules figures éminentes douées d’autorité étaient les “anciens”, les “ grands chasseurs” et les chamanes. Leur déclin a été d’une brutalité sidérante. À partir du XVII e siècle, la colonisation russe jointe à l’expansion des populations d’éleveurs toungouses, iakoutes, puis chukch, a mené à l’anéantissement ou l’assimilation de la majorité des tribus yukaghir. Longuement isolés, les Yukaghir étaient moins immunisés que les populations altaïques en contact depuis l’âge du Bronze avec les populations méridionales et occidentales, et furent plus sensibles que les Iakoutes aux virulents pathogènes amenés par les Russes. D’épouvantables épidémies de variole à répétition causèrent chez eux jusqu’à 60 % de mortalité. La disparition du gibier, chassé par les troupeaux de leurs voisins éleveurs en expansion, provoqua ensuite de terribles famines réduisant dans certains cas les Yukaghir à l’anthropophagie. Les Toungouses attaquaient des groupes yukaghir et réduisaient en esclavage les prisonniers. Au total les Yukaghir ont vu leur population divisée presque par dix, tombant de 4 500 au XVIIe siècle à 500 à la fin du XIXe siècle. Leur territoire s’est finalement réduit au bassin de la Kolyma. Au début du XXe siècle, ils avaient largement abandonné leur langue au profit des langues toungouse (even), iakoute, russe et chukch. »

Les Yukaghir de la toundra ont alors adopté le mode de vie des Toungouses fondé sur l’élevage de rennes tandis que ceux de la forêt ont maintenu jusqu’à nos jours une économie basée sur la pêche, la chasse et la cueillette et demeurent l’une des seules populations de Sibérie à n’avoir pas adopté l’élevage de rennes, même pour le transport. Les premiers ont adopté le chamanisme hiérarchique tandis que les seconds pratiquent encore le chamanisme hétérarchique. Stépanoff remarque également que les prestations matrimoniales sont différentes chez ces deux groupes. Chez les Yukaghir de la forêt, qui pratiquent encore le chamanisme hétérarchique, le gendre se rend chez la famille de sa fiancée et aide son beau-père. Le système uxorilocal et le service pour la fiancée impliquent que le gendre réside dans la maison de ses beaux-parents et demeure au service des aînés de sa femme tant que ceux-ci sont en vie. Il doit en particulier remettre tout le produit de sa chasse à ses beaux-parents qui se chargent de le distribuer. Sans bétail, ils n’accumulent pas de biens échangeables de sorte que le fiancé n’a que sa force de travail à offrir en échange d’une femme.

Au contraire, chez les Yukaghir éleveurs de rennes le régime de prestation est un mixte entre celui des Koriak et Chukch, peuples paléo-asiatiques qui pratiquent encore le service pour la fiancée, et les peuples altaïques en général qui pratiquent le prix pour la fiancée. Après un ou trois ans de service pour la fiancée, un intermédiaire négocie, au nom des parents et consanguins du prétendant, la valeur du paiement en rennes qu’ils devront réunir en échange de la jeune femme. Une fois l’accord passé, elle sera emmenée au campement du jeune homme avec sa dot. Le prix de la fiancée et celui de la dot impliquent une négociation et des transferts de biens entre les parents du fiancé et ceux de la fiancée et donc un investissement collectif de richesse de la part d’un groupe au bénéfice de l’un de ses membres.

Il est remarquable que chez les peuples altaïques l’investiture du chamane s’accomplisse sous la forme d’un mariage, comme chez les Shor de l’Altaï :

« Quand un jeune homme, obsédé par les visites d’une fille-esprit dans ses rêves érotiques (une “fille à sept nattes” ou “ à sept seins”), est reconnu comme un chamane en devenir, un grand-oncle ou un grand-père lui fabrique un tambour rituel qui incarnera sa fiancée céleste. »

Une relation amoureuse entre chamane et esprit existe aussi chez les peuples de tradition hétérarchique mais elle n’est pas ritualisée pour l’intégrer à la communauté. La relation matrimoniale insère la communauté et brise ainsi la relation dyadique des amants. La mise en scène du mariage entre esprit et chamane, entre humain et non-humains, est similaire à un échange transactionnel :

« Cette situation de face-à-face implique de concevoir d’une certaine manière l’humanité comme un collectif séparé du reste du monde, même si cette séparation conceptuelle a pour objet de penser une alliance entre humains et non-humains. »

Le chamane est redevable à la communauté qui a payé le kalym (terme turco-mongol qui désigne en Sibérie le prix de la fiancée) en vue de la négociation matrimoniale. Il y a une appropriation de la communauté de la relation dyadique.

Chez les peuples paléo-asiatiques de traditions hétérarchiques, les Chukch, les Koriak, les Itelmen et les Yupik du Béring, le prix de la fiancée est exclu. Pendant la durée du service du gendre, c’est son endurance, son adresse à la chasse et son zèle dans l’élevage qui sont testés. Le principe de substitution qui permet de payer pour autrui et d’échanger des biens contre une vie n’existe pas et ce, malgré le fait que certains Chukch soient riches. Vie et mort sont liées idéologiquement : un chamanisme typiquement hétérarchique ne peut envisager la vengeance du sang que par le sang (wergeld) et le service pour la fiancée, plaçant ainsi le corps au cœur de la relation : aide physique pour le mariage, mort physique pour la vengeance.

Au vu de ce long résumé, il semble bien que la maîtrise de l’imaginaire, du monde invisible, octroie une certaine aura à un individu en particulier. La singularité est alors l’apanage du chamane, ce qui condamne les autres membres de la société à la peur de l’invisible, à l’anonymat, et induit un appauvrissement des relations écologiques. Cette prise en otage de l’imaginaire n’est pas à prendre à la légère. Il y a bien longtemps qu’un livre ne m’avait fourni autant à ruminer, j’aborderai donc, dans une seconde partie, les différentes réflexions qu’il m’a suggérées.

Ana Minski

Correction : La sororité