Observations autour du livre de C. Stepanoff Voyager dans l’invisible

Nous avons longtemps vécu dans des environnements que nous partagions avec des prédateurs tels que le loup ou l’ours. Pendant des millénaires, la menace qu’ils représentaient et la fascination qu’ils exerçaient enrichissaient notre univers. Nous ne nous percevions pas alors comme les maîtres des chaînes trophiques et mentales. Encore aujourd’hui, certains peuples cohabitent avec l’ours, le plus commun et le plus grand des prédateurs, et lui confèrent, depuis des millénaires, un statut spécial.

En pays animiste

D’anciennes observations ethnographiques ont permis d’étudier son statut en France1, Sibérie2, Laponie3, Turquie4, Chine5, Japon6, Amérique du Nord7. Ces différentes études ont souligné la relative homogénéité du statut ethnographique de l’ours. Son aspect fortement anthropomorphe (il pose entièrement sa patte postérieure sur le sol quand il marche, s’élève sur ses deux pattes postérieures, utilise ses deux pattes antérieures à la manière des mains humaines, a un régime omnivore) participe à l’idée d’une filiation entre l’ours et l’homme. Un peu partout, que ce soit dans les mythologies celte, germanique, turque, sibérienne, mongolienne, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud (Colombie et Pérou), ainsi qu’en France, on retrouve le thème de l’enlèvement d’une jeune femme gardée dans la tanière d’un ours jusqu’à la naissance d’un ou plusieurs « enfant(s) sauvage(s) », particulièrement velu(s). La croyance de la fertilité de l’union entre une femme et un ours et la façon dont il est appelé « grand-père », « homme de la forêt » ou « homme velu », témoignent aussi de l’idée d’une filiation. Les chasseurs sibériens lui prêtent souvent la compréhension du langage humain, et de nombreux tabous entourent la consommation de sa viande (mode de cuisson, parties corporelles interdites à certaines catégories sociales, etc.) montrant ainsi qu’il s’agit de s’approprier les nombreux pouvoirs qui lui sont attribués. Certaines cultures limitent sa consommation à une partie très précise du corps, la patte antérieure, dont le statut particulier semble lié à la croyance selon laquelle l’ours se nourrirait, durant l’hibernation, en léchant ses pattes. Les Evenks de Sibérie consomment d’ailleurs cette patte à la manière supposée de l’ours : « Une fois cuite la patte n’est pas mangée normalement mais uniquement léchée tour à tour par tous les participants au repas8 ». Les qualités médicinales prêtées à l’ours pourraient découler de sa capacité d’hibernation : sa disparition en hiver, assimilée à une mort, et sa réapparition au printemps, souvent associée à la résurrection.

Chez les peuples de Sibérie, la chasse à l’ours n’est pas délibérée ou recherchée. Elle n’est envisageable que si un chasseur découvre une tanière d’ours, considérant ainsi que l’ours a bien voulu lui-même se donner. Il prévient alors d’autres chasseurs pour « rendre visite » à l’ours. Jamais ils ne parlent de le tuer. Une fois abattu, l’animal est dépecé et sa chair est partagée : celui qui a repéré la tanière recevra la fourrure, celui qui a tiré recevra le dos et la tête tandis que la bile, qui sert de médicament, sera offerte à un invité de marque. Une fois au village, la viande est partagée, à chacun selon son âge, entre parents et voisins. La tête est cuite et sa viande partagée. Le crâne est noirci au charbon par le chasseur qui l’a reçu et qui le suspendra à un arbre après l’avoir enroulé dans un tissu blanc.

Autrefois, les Tozhu9 dansaient et criaient comme des corbeaux autour de la dépouille pour faire croire à l’ours que ce sont des corbeaux qui le mangent. Des petits morceaux de gras et de viande sont suspendus à un arbre pour remercier et encourager les corbeaux qui, d’après les chasseurs, guident parfois vers le gros gibier, cervidé ou ours. En déposant les morceaux on prononce une formule : « Que ceci soit la part des oiseaux du pays-montagne10 ! »

« Un chasseur me raconta les larmes aux yeux la honte qu’il connut un jour d’avoir, selon ses termes, “trop reçu”. Avec une équipe, ils avaient découvert une tanière. Ils envoient un chien réveiller l’ours qui sort furieux et est abattu par mon interlocuteur. Le chien est renvoyé et fait sortir un autre ours. Les chasseurs sont ravis de cette double découverte, or le chien, à nouveau renvoyé, fait encore émerger un ourson qu’il faut bien abattre puisqu’il n’a plus de mère pour le nourrir. Et voici que, devant les chasseurs consternés, le chien repart de plus belle et faire encore sortir un ourson, abattu lui aussi. Épouvantés, les chasseurs se sont mis tous ensemble à faire des libations et des fumigations de genévrier en prononçant des prières (chalbaryg) demandant “pardon d’avoir trouvé tant d’ours”. Le chasseur qui me racontait, encore bouleversé, cet événement, reçut l’un des crânes et le suspendit dans la forêt sur un arbre sacré personnel. Mais pourquoi, dira-t-on, avoir tué tous ces ours si les chasseurs eux-mêmes en éprouvaient de la peine et s’ils devaient en concevoir des remords qui les poursuivraient de nombreuses années ? C’est que trouver un ours n’est pas une décision personnelle, c’est une chance (olcha), un cadeau qui ne se refuse pas, quelle que soit la mauvaise conscience qu’on puisse en éprouver. C’est une faveur du pays-montagne, de la forêt, de l’ours lui-même. Qui n’honore pas sa chance risque de se la voir retirée à l’avenir11. »

À Sakhaline les Aïnous capturent un ourson qu’une femme va allaiter pendant plusieurs mois et qu’ils garderont enfermé dans une cage pendant deux ou trois années avant de le sacrifier. Après la mise à mort, qui a lieu en hiver, hommes et femmes entonnent lamentations et discours, afin de remercier l’ours de son sacrifice. Sa chair est mangée et son sang bu durant le banquet, auquel l’ours participe lui aussi, de la nourriture étant offerte à sa tête.

Le traitement des os à la fin de la fête diffère énormément selon les cultures : certains peuples les déposent sur un piédestal ou les accrochent dans des arbres, d’autres, comme les Lapons, les déposaient à l’intérieur de lieux sacrés, constituant au fil du temps de véritables nécropoles. Cependant, il existe une homogénéité des rites : « Pour l’ensemble des peuples vénérant l’ours, il n’est pas de dévotion qui ne se termine par un ou des festins au cours desquels c’est l’ours lui-même qui est mangé. Et tout aussi universellement, il n’est pas de repas d’ours à l’issue desquels les ossements de l’animal ne soient pas précieusement rassemblés et, après divers rituels, déposés dans un lieu sacré12 ».

Un passé commun

Cette forte homogénéité culturelle, associée à la permanence chronologique et géographique, a amené certains préhistoriens à envisager une origine paléolithique à ces relations, à la fois alimentaires et symboliques, entre les humains et les ursidés. La théorie la plus célèbre, et toujours controversée, est celle du « Culte de l’ours » envisagée par Emil Bächler suite à la découverte en 1904 des grottes du Wildkirchli, présentant un nombre important de restes osseux d’ours des cavernes associés à la présence de foyer et d’outils osseux et lithiques. S’inspirant de la connaissance des nécropoles laponnes13, Emil Bächler attribue ces accumulations à une civilisation particulière présente dans les Alpes avant la dernière grande avancée glaciaire14 et qui aurait développé une chasse axée sur l’ours. De 1917 à 1921, il fouille la grotte de Drachenhöhle où, selon lui, six ou sept « sépultures » d’ours auraient été découvertes également associées à des outils osseux et lithiques. D’après Bächler, les dépôts d’ossements et de crânes d’ours des cavernes ne peuvent être qu’anthropiques, amenés pour célébrer un culte, comme le prouvent la prédominance de l’ours des cavernes sur le matériel faunique, la position des os d’ours et leur répartition dans des structures protégeant notamment les crânes. Bien que les descriptions de Bächler divergent15, indiquant des défauts dans la retranscription des données, la théorie d’un « culte de la chasse et du sacrifice » dédié à l’ours est lancée et connaît vite un franc succès. Elle va se répandre en Allemagne (sites de Petershöhle et de Hohle Stein), en Autriche (grottes de Drachenhöhle et de Salzofenhöhle), en Hongrie (Istalloskö et Kölyuk), Slovénie (grotte Mornova), Croatie (Veternica) et également en France où André Leroi-Gourhan expliquera ainsi les sept ou huit crânes et les os longs d’ours des cavernes juvéniles ordonnés en demi-cercle découverts dans la Caverne des Furtins (Berzé-la-ville, Saône et Loire). Il reviendra plus tard sur cette interprétation, lorsque le développement des analyses taphonomiques remettra fortement en cause cette théorie : le charriage à sec, dû aux ours occupant postérieurement les lieux d’hibernation, crée des accumulations pouvant s’apparenter à une sélection humaine (de par la position des os, près des parois) et des enchevêtrements singuliers qui ont été également constatés dans des brèches tertiaires, où toute possibilité d’intervention humaine est exclue16. L’existence des structures et la présence d’outils osseux sont également remises en question, des phénomènes naturels étant à l’évidence bien plus responsables de la fragmentation des parois et des os que les humains.

La théorie d’une chasse spécialisée à l’ours des cavernes se basait donc sur des preuves erronées : l’homme paléolithique étant perçu comme vivant en permanence dans les grottes, la présence en grand nombre d’os d’ours, très fragmentés et dominant largement le spectre faunique, a été naturellement considérée comme la preuve que ces animaux avaient été chassés. Pourtant, aucune preuve archéologique ne permet de valider la théorie du culte de l’ours. D’autre part, la distinction entre chasse et charognage est difficile, et accrue par le fait qu’un même site peut montrer des modalités d’exploitation différentes. Ainsi, « Arcy-sur-Cure présente différents modèles de relation entre les hommes et les ours : dans un même contexte culturel, le Châtelperronien, les uns et les autres ont successivement établi leur habitat dans la même grotte, l’homme n’y ayant exploité l’ours qu’à une certaine période17. »

En ce qui concerne le lien homme/ours, le site de Regourdou, en Dordogne, datant du Paléolithique moyen, est remarquable. Il s’agit du seul site associant des ossements d’ours, des outils lithiques de type Quina et une inhumation néandertalienne. Autre fait singulier et capital : l’ours de Regourdou est un ours brun (Ursus arctos), beaucoup moins répandu dans les gisements préhistoriques que l’ours des cavernes (Ursus spelaeus). C’est en 1960 qu’a été mis au jour un fossile néandertalien quasi complet, de sexe indéterminé, dont l’âge est estimé à moins de 25 ans, probablement déposé « en position repliée, couchée sur le côté gauche, les genoux ramenés contre la poitrine, les bras probablement pliés de la même façon, les mains proches du crâne18». L’absence remarquée des deux tibias humains ainsi que du crâne pourrait être due à des remaniements postérieurs à l’inhumation, hypothèse élaborée après la constatation de faits similaires dans la grotte de Kebara (Israël), où les Néandertaliens sont venus rechercher le crâne et les tibias d’un individu inhumé précédemment19. Le squelette était associé à de nombreux objets (bois de cerf et outillage lithique) et placé à l’intérieur d’un tumulus d’un mètre de haut formé de cailloux, de sable et des cendres du foyer qui le couronnait. Une fosse contenant de nombreux ossements d’ours suggérait l’inhumation intentionnelle et simultanée d’un néandertalien et d’une ourse. Cependant, une analyse archéozoologique conduite en 2007 met en évidence une représentation squelettique équilibrée comparable à celle que l’on peut observer en piège naturel20. De même, le nombre minimum d’éléments osseux calculé pour la population ursine de Regourdou semble aller dans ce sens. Quant aux observations taphonomiques, elles permettent d’envisager une occupation plus ou moins longues de la cavité par les ours hibernant (charognage des os longs par les ours eux-mêmes), interprétation confirmée par le nombre assez important d’ursidés potentiellement présents. Cependant, une relation des humains et de l’ours est certifiée par la présence de quelques stries de découpe sur un fragment de tibia d’ours brun retrouvé hors structure. Une interaction ponctuelle donc, qui ne permet ici ni de s’avancer sur le moyen d’obtention de cette extrémité d’os ni de l’utilité qu’elle a pu avoir (récupération pour la fourrure, le cuir ou la viande ?). Cet exemple, et d’autres, montrent que s’il y eut effectivement une relation entre ours et humains au Paléolithique moyen, on ne peut s’en tenir, en termes d’interprétation, qu’à une exploitation utilitaire ou alimentaire.

Si la notion de « Culte de l’ours » semble désormais obsolète, de nombreuses données issues de fouilles récentes ont montré l’existence d’une relation symbolique liant l’humain à l’ours. Les premières traces de cette relation symbolique remontent à 30 000 ans avant le présent, au Paléolithique supérieur (notamment à l’Aurignacien et au Gravettien), et comprennent, entre autres, des canines utilisées comme retouchoirs, des fibulas sciées et des dents percées pour constituer des éléments de parure. Cette utilisation des ossements d’ours ne nécessite absolument pas la chasse de l’animal, les préhistoriques pouvant, comme à Gargas, prélever os et dents sur des squelettes d’ours morts naturellement. D’autres liens avec l’ours sont également connus, notamment à la grotte Chauvet, en Ardèche, où douze ours, remarquables par leur nombre, leur taille imposante, leur tracé ferme, leur couleur rouge ou noire ont été représentés il y a plus de 30 000 ans. Elles semblent faire écho aux nombreux vestiges laissés par les ours ayant vécu en ces lieux : griffades, traces de poils et de frottements, empreintes de pattes sur les murs et sur le sol (dont celles d’une ourse et de son ourson), pistes, creux et bauges pris dans la glaise, restes d’ossements très nombreux et collection d’au moins cent cinquante crânes21. Dans la grotte de Montespan, en Haute-Garonne, a été façonnée, il y a 15 ou 20 000 ans, une statue d’argile représentant un ours acéphale, avec un vrai crâne d’ours à ses pieds. Les représentations pariétales et mobilières permettent d’envisager une relation symbolique, d’ordre cynégétique ou initiatique, notamment par les représentations où un ours surchargé de flèches semble parfois cracher ou saigner par la bouche ou les narines (Trois-Frères, Portel, Eyzies, Combarelles, etc.22). Sur plusieurs sites, les griffades d’ours sur les parois sont intégrées aux figures peintes ou gravées témoignant du lien entre la présence physique des ours et les images qui les représentent. Il est plus que probable, donc, que pour les humains du Paléolithique les ours aient été des êtres très symboliques.

Les fauves et la civilisation

Archéologues et historiens ont découvert des traces de la capture de bêtes sauvages et exotiques en vue de les collectionner et de les exhiber dès l’Antiquité, que ce soit en Mésopotamie, en Égypte, en Chine ou en Amérique précolombienne : « les zoos se sont développés de la Sumer antique à l’Égypte, à la Chine, à l’Empire moghol, à la Grèce et à Rome, en suivant l’évolution de la civilisation occidentale jusqu’à nos jours23. » Princes et chefs de guerre en font les symboles de leur puissance et de leurs conquêtes. Ces fauves ou ces pachydermes peuvent être aussi des cadeaux diplomatiques ou le fruit d’explorations. Dès le IIIe millénaire, les Sumériens, qui sont des éleveurs et des agriculteurs, et non des chasseurs, considèrent l’animal vivant en liberté dans la steppe davantage comme un danger pour les cultures et les troupeaux que comme une proie nécessaire à la survie des gens. Et s’ils n’excluaient pas un semi-élevage d’animaux sauvages, et donc la consommation de viande de gibier plus ou moins domestiqué, ils capturaient également des ours pour le dressage24. Ainsi, bien que des relations symboliques humain/ours soient attestées en Europe chez les Celtes, les Slaves, les Germains, et dès l’Antiquité (IIIe siècle avant J.C.)25, elles ne sont pas similaires. Les peuples agricoles et éleveurs considérant bien souvent la chasse comme un passe-temps viril et les fauves comme un faire-valoir. En Allemagne ou en Scandinavie, l’ours est le roi de la forêt. Les guerriers cherchent à l’imiter et à s’investir de ses forces au cours de rituels largement répandus et attestés par les chroniques et les capitulaires. C’est ainsi qu’en 742, par exemple, saint Boniface, alors en mission au cœur de la Saxe, dans une longue lettre adressée à son ami Daniel, évêque de Winchester, mentionne parmi les « rituels exécrables des païens » le fait de se déguiser en ours et de boire du sang de cet animal avant de partir au combat. Mais l’ours « n’est pas seulement un animal invincible ni l’incarnation de la force brutale ; c’est aussi un être à part, une créature intermédiaire entre le monde des bêtes et celui des humains, et même un ancêtre ou un parent de l’homme. À ce titre, il est entouré de nombreuses croyances et fait l’objet de plusieurs tabous, portant notamment sur son nom. En outre, l’ours mâle passe pour être attiré par les jeunes femmes et les désirer charnellement : il les recherche souvent, les enlève parfois, puis les viole et donne naissance à des êtres mi-hommes mi-ours qui sont toujours des guerriers indomptables, voire des fondateurs de lignées prestigieuses. Les frontières de l’animalité sont ici bien plus incertaines que celles qu’enseignent les religions monothéistes26. » Ces croyances païennes seront dénoncées et combattues pendant des millénaires.

Grotte Chauvet-Pont d’Arc, Ardèche

Pour les Germains, les jeunes doivent combattre et tuer un ours pour accéder au monde des guerriers adultes. Plus qu’une cérémonie liée à la chasse, c’est un rituel initiatique qui se termine par un corps à corps entre l’homme et la bête. Le premier ne dispose que de son poignard pour venir à bout de l’animal qui cherche à l’écraser contre son poitrail au moyen de ses pattes antérieures, dont il se sert comme d’un étau. Le jeune guerrier doit éviter d’être étouffé, assommé ou lacéré, mais c’est néanmoins en se laissant enserrer au plus près du fauve qu’il parviendra à enfoncer son arme dans le ventre de son adversaire. Chez les Germains, l’ours semble donc symboliser la force et la puissance du guerrier bien plus qu’un alter ego du chasseur comme chez les peuples Aïnous ou Nikvh, par exemple, et une victoire sur le fauve promettait souvent au vainqueur un destin de chef ou de roi. Les sagas et les récits de la mythologie nordique mettent en scène des guerriers qui partent au combat vêtus de la peau du fauve qu’ils ont tué. Parmi ces guerriers, les plus redoutables sont les fameux Berserkir : « Plusieurs auteurs précisent que les Berserkir partent au combat en imitant la marche et les grognements de l’ours ; d’autres, qu’ils mangent de la chair humaine ; d’autres encore, qu’ils se sont métamorphosés en ours au cours d’une cérémonie magico-religieuse : cris, chants, danses, potions, drogues les ont placés dans un état d’excitation frénétique, proche de la possession. Ils se sentent transformés en fauves, perdent toute notion sociale, atteignent un degré extrême de sauvagerie et d’agressivité et ne connaissent plus ni la peur ni la pitié27. » Pastoureau compare les Berserk aux chamanes sibériens, pourtant la relation à l’animal est bien différente, chez les Nikvh, par exemple, les ours ne sont pas des bêtes sanguinaires et sauvages mais des « gens de la montagne » qui, sous leur fourrure, sont des humains défunts vivant en clans28.

Dans la mythologie grecque, trois principaux thèmes mythologiques associent l’ours et l’humain : la métamorphose, l’ourse maternelle et protectrice, et des amours monstrueuses, charnelles et fécondes. Artémis, la grande déesse de la chasse, de la lune, des bois et des montagnes, est protectrice des bêtes sauvages mais aussi et surtout des ours dont elle prend parfois l’apparence. C’est elle qui transforme, selon une version du mythe, Callisto et Arcas en grande et petite ourse29. C’est encore elle qui transforme Atalante. Cette dernière, abandonnée dans la forêt par son père, est élevée par une ourse. Elle sera la seule femme admise dans l’expédition des Argonautes. Par la suite, Artémis, furieuse de la voir rompre son vœu de chasteté pour épouser Hippoménès, transformera les deux époux en ours. Mentionnons aussi le mythe de Polyphonté, jeune fille ayant fait vœu de chasteté en l’honneur d’Artémis, qui connut une passion monstrueuse pour un ours et accoucha de deux enfants, Agrios (le Sauvage) et Orios (le Montagnard), êtres d’une force prodigieuse ne craignant ni les hommes ni les dieux. Zeus les prit en horreur et demanda à Hermès de les mettre à mort. Celui-ci n’eut pas le temps d’agir : le dieu Arès, aïeul de Polyphonté, eut pitié de la mère et de ses deux fils et les changea tous les trois en oiseaux ; mais en oiseaux redoutables : un hibou et deux vautours.

On notera que la transformation en ourse est une punition dont la femme est responsable — une femme chaste certes, mais une femme tout de même. Peut-être est-il possible, ici, de distinguer un changement significatif en s’appuyant sur les peuples sibériens :

« Dans le système topologique de la maison, dont on a souligné les liens avec le schéma corporel et l’ordre cosmique, l’ours, soumis parfois à Erlik30, est clairement situé du côté du féminin et de l’inférieur. J’ai entendu les Tuva aussi bien que les Khakas qualifier l’ours de “maître de la forêt” quand ils me parlaient de chasse, or dans d’autres circonstances l’animal apparaît déchu au rang le plus bas du cosmos. […] Il semble que lorsque les chasseurs se trouvent en interaction de face-à-face avec l’ours, ils lui accordent une puissance d’agir quasi souveraine, alors que, dans la maison, l’animal se trouve soumis à un ordre topologique intégré où il perd son autonomie et sa dignité. Il est alors perçu comme un animal chtonien, passant la moitié de l’année sous terre et donc associé aux couches basses du monde et, par analogie, aux orifices inférieurs du corps, aux cavités et à la féminité et leurs maladies. […] dans ces sociétés à chamanisme hiérarchique, l’ours paraît osciller entre une perception “ animique” qui le met à l’honneur et une perception “ analogique” qui relativise son statut quand elle ne le dégrade pas31. »

Il semblerait que dans la mythologie grecque l’analogique l’emporte sur l’animisme, l’humain transformé en animal étant déchu et perdant son individualité. On ne peut être digne d’Artémis qu’en restant chaste, la perte de la virginité constituant une chute dans le monde profane de la maisonnée où la femme grecque, non citoyenne, est semblable à l’esclave.

D’autre part, dès Aristote, un autre rapport à l’animal voit le jour. La pratique de la chasse à la tanière hivernale — l’ours bondit hors de sa tanière et se rue vers le premier chasseur, qui s’apprête à recevoir sa charge sur la pointe de son épieu — est attestée afin de recueillir des observations sur la conformation des oursons nouveau-nés. Aristote utilisait des chasseurs comme informateurs32. C’est ainsi que l’homme s’octroie le droit de tuer pour étudier la bête. Une telle prérogative n’étant pas sans conséquence sur notre perception de l’autre, de l’animal et, par extension, de la nature et de la femme.

Chez les Romains, la bête est exhibée dans les combats de cirque, et les riches et puissants s’approvisionnent auprès de « recruteurs » spécialisés, les ursorum negotiatores.

Dès 500, l’Église souhaite éliminer l’ours en organisant battues et destructions massives, mais aussi le soumettre, le dresser. L’ours incarne désormais de nombreux vices et tient une place privilégiée au sein du bestiaire satanique. Dès l’époque carolingienne, les prélats de Germanie interdirent la consommation de viande d’ours, qui relevait par trop des usages païens. En 772–773, 782–785 et 794–799, Charlemagne organise de grands massacres d’ours en Germanie, menant une politique générale d’éradication des cultes païens, spécialement ceux qui se tournaient vers les forces de la nature, pour imposer la religion chrétienne et la civilisation. Des milliers d’ours sont massacrés, des milliers d’arbres sont abattus, des sources détournées, des lieux sacrés transformés en chapelles. La croissance démographique aggrave les défrichements modifiant le paysage et imposant aux ours encore vivants de quitter la plaine pour se réfugier en montagne. L’ours brun, contrairement à l’ours des cavernes qui était exclusivement végétarien, est omnivore, à l’instar de l’homme. Capable d’adapter son régime alimentaire, l’ours brun d’Europe, carnivore à 80 % pendant l’Antiquité, ne consomme aujourd’hui plus que 15 à 10 % de viande. Dans les Pyrénées, et malgré le carnage, les ours furent partout chez eux dans la chaîne jusqu’au XVe siècle33. Mais des battues furent menées pendant des siècles et sans répit. En 1392, dans les Pyrénées Orientales, un édit royal autorise les habitants d’Espousouille à brûler toutes les forêts afin de chasser le prédateur. En Ariège, le 19 mai 1737, le conseil politique de cette féodalité se réunit pour organiser deux battues par an avec une amende de trois livres pour celui qui refuserait d’y participer, et avec trois livres de prime pour celui qui abat un ours. Soulignons qu’il fallut tout de même quadrupler le montant de la prime pour motiver les sujets de la baronnie de Chateau-Verdun. Mais le besoin d’argent participe à l’apparition des chasseurs de primes qui formeront des générations de tueurs d’ours. En vallée d’Aston, trois clans furent responsables de la disparition d’au moins la moitié des ours. C’est dans la Haute-Ariège et en Andorre que le carnage est le plus massif : le sort des ours y est scellé dès le XVIIIe siècle. En 1942, c’est le dernier coup de feu sur un ours ariégeois. Afin d’effrayer les populations mais aussi d’attirer des touristes chasseurs, les journaux exagéraient les dégâts causés par les ours. Exemples : en 1878, en vallée d’Aure, une famille d’ours aurait dévoré soixante-huit brebis et huit vaches en trois jours ; en 1880, en vallée d’Aspe, un rapt de vingt-sept vaches est attribué à des ours. La vente des trophées constituait également un gagne-pain. Les seigneurs et les féodaux appréciaient particulièrement la chasse à l’ours : plaisir et privilège de l’aristocratie, affronter l’ours tenait non de la nécessité mais de l’exploit gratuit. Ramon de Navarre, dans son traité de chasse Los Paramientos de caza, décrit une journée de chasse de l’hiver 1165 dans les bois de Roncevaux : quatorze ours, seize sangliers, vingt-deux cerfs, quinze mouflons, douze isards, quarante-quatre lièvres. Gaston Fébus, le seigneur de Foix et de Béarn au XIVe siècle, vouait une passion à la chasse, et à la chasse à l’ours tout particulièrement. Sanchez VI, roi de Navarre au XIIe siècle, aurait tué quatorze ours en une seule année. Le droit de chasse fut d’abord un privilège de noble. Par la suite, le monopole de la chasse fut concédé aux officiers de louveterie. La chasse aux ours, sangliers et cerfs était réservée à la cour. Cela dit, des autorisations pouvaient être octroyées à condition que la peau et les pattes soient remises aux seigneurs. D’autre part, les autorités ecclésiastiques, d’ordinaire hostiles à tous les spectacles d’animaux, firent une exception pour le fauve honni et ne s’opposèrent plus aux exhibitions des montreurs d’ours. Capturé, muselé et enchaîné, l’animal accompagna les jongleurs et les bateleurs de château en château, de foire en foire, de marché en marché.

Le massacre des animaux sauvages est intimement lié au développement de la civilisation, de la royauté, de la stratification sociale. Chaque animal est vidé de sa particularité, de son individualité, chaque rencontre entre un humain et un ours perd de sa singularité. L’animal est réduit à l’espèce et n’est plus qu’une masse impersonnelle qu’il faut contrôler, maîtriser, abattre. Devenu nuisible, l’éradication de l’ours, comme celle du loup, devient un gagne-pain pour certains. Mais en massacrant les espaces sauvages et ceux qui y vivent, les humains détruisent les relations singulières qui les liaient au vivant. En niant l’âme de l’ours qu’il rencontre et qu’il tue, l’homme perd une part importante de son âme, et devient fou, violent, sanglant, destructeur. Il est significatif qu’encore aujourd’hui sur le site de la grotte du Regourdou des ours soient exhibés aux visiteurs. Cette exhibition expose notre difficulté à créer une relation saine, profonde et intense avec cet autre mais aussi avec nous-mêmes. Nous avons cédé une part importante de notre « âme » à une idéologie froide et dévastatrice : « La pornographie – cousine de la surveillance, et fille bâtarde de la science – implique la même dynamique d’observateur et d’observé, la même dyade d’un sujet inchangeable regardant un objet pouvant être observé à une distance émotionnelle, la même relation d’observateur puissant regardant un objet démuni34. »

Ana Minski

Correction : Lola


1 C. Bernadac, Madame de… qui vivait nue, parmi les ours, au sommet des monts perdus ; Pastoureau, L’ours. Histoire d’un roi déchu.

2 L’ours, l’Autre de l’homme, in Études mongoles… et sibériennes, no 11, 1980.

3 Zachrisson et Iregren, Lappisch bear graves in northern Sweden.

4 op. cit.

5 R. Mathieu, La patte de l’ours, in L’Homme, XXIV

6 J. D. Lajoux, L’homme et l’ours ; Les données ethnologiques du culte de l’ours ; Le culte de l’ours : un souvenir de la préhistoire ?, in Archéologia, no 438 ; et Leroi-Gourhan, Un voyage chez les Aïnous Hokkaïdo.

7 op. cit.

8 Ibid.

9 Peuple turc de Sibérie

10 C. Stépanoff, Voyager dans l’invisible

11 Ibid.

12 L’ours et l’homme

13 Ces nécropoles sont connues dès le XIXe siècle, par les récits des missionnaires ou explorateurs, mais n’ont été décrites qu’en 1974

14 Le Würm (sa limite inférieure est aujourd’hui généralement fixée à 115 000 BP, fin du stade isotopique 5)

15 Ibid.

16 F.E. Koby, Modifications que les ours ont fait subir à leurs habitats.

17 op. cit.

18 Bonifay, E., L’homme de Neandertal et l’ours (Ursus arctos) dans la grotte du Régourdou (Montignac-sur-Vézère, Dordogne, France) », in Tillet, T., et Binford, L. R., L’ours et l’homme.

19 Bar Yosef, O., et Vandermeersch, B., Le squeltte moustérien de Kebara 2, Cahiers de Paléoanthropologie, éditions du CNRS.

20 N. Cavanhié, N., 2007, Étude archéozoologique et taphonomique des grands carnivores du site paléolithique moyen de Regourdou (Montignac, Dordogne), mémoire de Master 2, Toulouse II – Le Mirail.

21 J. Clottes, La grotte Chauvet, l’art des origines.

22 op. cit.

23 D. Jensen, Zoos, le cauchemar de la vie en captivité.

24 H. Limet, Les animaux sauvages : chasse et divertissement en Mésopotamie.

25 Pastoureau, L’ours. Histoire d’un roi déchu.

26 ibid.

27 ibid.

28C. Stepanoff, Voyager dans l’invisible.

29 E. Bevan, The Goddess Artemis and the Dedication of Bears in Sanctuaries

30 Erlik : dieu créateur des peuples altaïques, nomades d’Asie centrale, tels que les Khakas.

31 C. Stepanoff, Voyager dans l’invisible.

32 M. Manquat, Aristote naturaliste.

33 Olivier de Marliave, Histoire de l’ours dans les Pyrénées, de la Préhistoire à la réintroduction.

34 Welcome to the Machine : Science, Surveillance, and the Culture of Control, Derrick Jensen