Homo domesticus, une histoire profonde des premiers États, de James C. Scott, est paru aux éditions La Découverte en 2018. Dans la suite de cet article, sauf indication, les citations sans note de renvoi en sont tirées.

Dans ce livre, l’auteur, anarchiste et professeur de sciences politiques, s’appuie sur une intuition — l’homme, depuis l’aube des temps, a façonné la nature (plantes, animaux, paysages) selon ses besoins — pour réinterpréter les données archéologiques et produire un récit transhistorique.

Dans ce récit, un anthropocène faible naîtrait dès la domestication du feu par Homo erectus, domestication qui participerait à l’hominisation de ses successeurs jusqu’à Homo sapiens, maître de la domestication, roi des façonneurs d’environnements, lui-même produit de cette domestication complète du monde. Les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique ne seraient donc pas moins des Homo domesticus que les hommes modernes des sociétés capitalistes, et cette auto-domestication expliquerait notre servitude volontaire envers l’État.

L’esprit du feu

« Grâce aux hominidés, la majeure partie de la flore et de la faune du globe se compose d’espèces adaptées au feu (pyrophytes) et favorisées par son usage. Les conséquences de l’ignition anthropogénique sont si massives que l’on peut estimer, du point de vue d’une analyse équilibrée de l’impact de l’être humain sur le monde naturel, qu’elles sont nettement plus importantes que celle de la domestication des plantes et des animaux. Si le rôle du feu anthropogénique en tant qu’architecte paysagiste est largement absent de nos récits historiques, c’est peut-être parce que ses effets s’étalent sur des centaines de millénaires et sont attribuables à des peuples “précivilisés, également connus comme “sauvages”. »

Le feu anthropogénique serait donc le grand architecte paysagiste, s’offrant aux hominidés pour qu’ils façonnent leur environnement selon leurs besoins. Peut-être a‑t-il même attendu l’apparition de l’homme pour exister sur terre, comme les espèces ont aussi patienté, amoureuses transies, pour servir l’homme dans ses grands projets de paysagiste et s’adapter sagement au feu, au désert et aux cendres. James C. Scott affirme que la domestication du feu a eu un impact bien plus important que la domestication des plantes et des animaux toutes périodes et cosmogonies confondues, renouvelant le mythe prométhéen qui fonde la civilisation occidentale et son grand récit de la Voie mâle, s’inscrivant dans la lignée des auteurs qui affirment que la possession du feu a marqué une rupture dans la phylogenèse des hominidés, séparant définitivement l’homme de toutes les autres espèces.

Dans ce récit de Scott, l’homme aurait entamé sa marche vers la domestication de son être et du monde il y a plus de 400 000 ans. Pourtant, de nombreuses études pluridisciplinaires, menées ces dernières années sur différents continents, s’accordent pour identifier les premiers impacts de l’homme sur les environnements à partir de l’âge des métaux et plus particulièrement de l’âge du fer.

Au Gabon, l’homme préhistorique serait présent dès 300 000 ans avant le présent. Cette longue histoire paléolithique est inscrite dans un contexte de savanes préexistantes. D’importants changements paléoenvironnementaux, qui ne se limitent pas à la seule période Holocène, mais incluent le Pléistocène, ont été largement étudiés. Les fluctuations de l’hydro-climatologie océanique de l’Atlantique seraient responsables des variations de la mousson guinéenne dont dépendent les écosystèmes de la zone concernée. Les vestiges archéologiques mis au jour se concentrent dans ces zones ouvertes et confirment la relation très étroite qui existe entre la proximité des cours d’eau et les tailleurs de pierre qui y trouvaient de l’eau potable, de la matière première abondante pour leurs outillages (galets), du gibier et une importante disponibilité d’ignames sauvages, ressource alimentaire de base1. Les hommes de la Préhistoire ont donc essentiellement vécu dans un environnement ouvert et n’ont pénétré en forêt de manière ponctuelle qu’au Néolithique. Au Gabon, un stade néolithique apparaît au IIe millénaire avant J.-C., avant de céder la place aux paléométallurgistes bantouphones, arrivés en provenance du Nord, vers 500–300 ans avant J.-C. Les données anthracologiques indiquent une conjonction entre aléas climatiques et développement des cultures néolithiques puis métallurgistes — la maîtrise de la métallurgie ayant facilité les déplacements —, et même si l’usage du brûlis est visible à l’époque des proto-agriculteurs bantous, son impact forestier reste très faible2. Dans certaines régions, le bassin côtier et les plateaux du Nord-Est, un impact anthropique est visible, sur 3 000 000 d’hectares de forêt secondaire, brousses, jachères et plantations, mais il est postérieur aux temps préhistorique et protohistorique et est lié à l’exploitation forestière et aux défrichements agricoles, ainsi qu’à la production de charbon de bois pour les besoins de la métallurgie traditionnelle et du bois de chauffe3.

En ce qui concerne l’Amazonie, d’une manière générale, l’altération précolombienne de la forêt et l’ingénierie paysagère ont été le plus clairement associées à l’émergence de puissantes politiques régionales, vers 1 500 ans avant le présent, suivie d’une période de jachère forestière après le colonialisme européen. Cependant, les populations agricoles densément établies n’ont pas dépouillé le paysage de ses arbres, comme c’est le cas des pratiques modernes de développement, mais ont plutôt créé des mosaïques parcellaires d’utilisation des terres (dans l’espace et selon la saison). Comme aujourd’hui, elles auraient incorporé diverses stratégies de gestion des forêts et des zones humides, y compris la polyculture séquentielle dans les cycles de rotation à long terme de l’agriculture et de l’arboriculture, la gestion des zones humides à grande échelle, l’utilisation inégale des terres et la « connectivité » des forêts à travers les corridors d’habitats4.

En France, même scénario : les impacts anthropiques sur les paléoenvironnements apparaissent au Néolithique et s’aggravent avec l’apparition de l’exploitation des métaux5. Les analyses palynologiques, géochimiques, pédoanthracologiques identifient clairement les pratiques agricoles, pastorales et minières comme les premières activités à impact anthropique significatif.

Mais que signifie « domestiquer le feu », « maîtriser le feu » ? Les verbes employés renvoient toujours à une force humaine qui s’impose au feu pour l’asservir, c’est une vision militaire de la relation, une hiérarchisation qui donne à l’homme le rôle actif et dominant et une manière de réduire toutes les relations de l’homme avec le feu au récit prométhéen. Ces verbes ne sont pas adéquats pour décrire les différents usages du feu par les hommes du Paléolithique et ne rendent pas compte de la diversité des pratiques des différentes populations. Pour de nombreux peuples actuels, le feu est fondamentalement puissant et libre, et cette puissance et liberté sont acceptées et vénérées. Chez les peuples animistes, le feu est vivant, il a une volonté, il est un esprit avec lequel il est possible de communiquer, il en était certainement de même pour les peuples du paléolithique.

Le feu, de la Préhistoire aux peuples indigènes actuels, est un esprit qui s’inscrit dans le temps et l’espace ; il est un agent actif du paysage, du clan, du monde, de la mémoire, du rêve ; il effraie, fascine, émerveille. Il est bien plus essentiel d’être son allié que son maître.

Le grand domesticateur

« Le cas des moutons et des chèvres, premiers animaux domestiques non commensaux du Moyen-Orient, constitue en revanche une profonde révolution dans le monde des mammifères. Il s’agissait après tout d’animaux qui avaient été pendant des milliers d’années les proies du chasseur Homo sapiens. Au lieu de simplement les tuer, les villageois néolithiques les ont capturés, clôturés, protégés des autres prédateurs, les nourrissant au besoin et favorisant leur fécondité. Ils ont tiré profit du lait, de la laine et du sang des animaux vivants, avant d’exploiter leur carcasse une fois abattus, comme l’aurait fait un chasseur… elles présentaient à l’état sauvage des caractéristiques qui les prédisposaient à la vie dans la domus. Parmi les traits mentionnés, citons avant tout la vie en troupeau et la hiérarchie sociale qui l’accompagne, la tolérance à divers types de conditions environnementales, un régime alimentaire au moins partiellement omnivore, la capacité de s’adapter aux fortes concentrations et aux maladies, celle de se reproduire en captivité et, pour finir, la relative neutralisation des comportements de peur et de fuite face aux stimuli externes. […] un trait symptomatique de la quasi-totalité des espèces domestiquées : une diminution générale de leur réactivité émotionnelle. On peut considérer cette espèce d’anesthésie émotionnelle comme une condition de l’existence dans une domus surpeuplée et sous surveillance humaine, à savoir un milieu où ne se manifestent plus les violentes pressions liées à la sélection naturelle qui induisent une réaction instantanée à la présence de proies et/ou de prédateurs. »

Cette conception de l’animal domestique — adaptation au système concentrationnaire, reproduction en captivité, indifférence aux stimuli externes — méprise les capacités cognitives et sensorielles des non-humains, nie la brutalité et la violence qu’un milieu concentrationnaire exerce sur tout être vivant, même domestiqué, et rejette l’importante diversité des relations qui s’instaurent entre les hommes et les non-humains de la domus.

« À la lumière de l’histoire profonde et des effets massifs de ces pratiques, l’idée de domestication doit être redéfinie sur une base beaucoup plus large que celles de l’agriculture et de l’élevage. Depuis l’aube de l’humanité, c’est la totalité de son environnement, et pas seulement telle ou telle espèce, qu’Homo sapiens s’est employé à domestiquer. »

La définition élargie de la domestication, remise en cause par de nombreux anthropologues et éthologues, permet de réduire et de généraliser des comportements contrastés et fait étrangement écho à l’enthousiasme d’Haudricourt pour la révolution néolithique :

« Un pas décisif fut franchi dans l’évolution de l’humanité avec la découverte de la culture des plantes alimentaires et la domestication des animaux. On l’a qualifié à juste titre de révolution. »

C’est pour éviter ce genre de généralisation et tenter de comprendre les relations entre les humains et les autres animaux dans les différentes sociétés qui ont existé et qui existent que le terme de « domestication » a été redéfini par François Sigaut en 1988 :

« […] la notion empirique de domestication confond des réalités différentes, qu’il faut démêler pour mettre fin à la confusion. Trois d’entre elles me paraissent maintenant particulièrement évidentes : l’appropriation de l’animal, sa familiarisation avec l’homme, et son utilisation. »

Ces trois notions ne sont pas nécessairement liées. Des animaux familiers — chiens, chats, etc. — nous appartiennent mais n’ont aucune utilité économique tandis que des animaux sauvages peuvent appartenir à certains hommes, comme cela a été le cas au XVIe siècle lorsque le roi et les seigneurs se sont approprié le gibier, condamnant le braconnier au vol. Il en est de même pour les pigeons ou les lapins de garenne, animaux sauvages dont l’habitat, la garenne et le pigeonnier, sont des privilèges nobiliaires. L’utilisation des animaux sauvages peut également se faire sans instaurer une réelle familiarité avec l’homme : ainsi en est-il des animaux des spectacles, des zoos, des cirques. Pendant longtemps, le chat, pour être efficace en tant que chasseur de souris, était nourri juste suffisamment pour qu’il s’attache à un territoire, mais il était déconseillé de se familiariser avec lui.

Tous les animaux de la ferme, bœufs et vaches, moutons, porcs, etc., se laissent facilement apprivoiser, soit par exemple lorsqu’on fait cadeau d’un jeune à un enfant, soit lorsque pour des raisons diverses on doit le nourrir au biberon et à l’écart de ses congénères. Lorsque l’animal apprivoisé arrive à l’âge adulte, cela pose le plus souvent de sérieux problèmes. C’est un cheval de près d’une tonne qui veut encore jouer avec son maître comme lorsqu’il était poulain. C’est tel taureau qui ne veut pas quitter la maison parce qu’il a trop peur des vaches et, plus ordinairement, la crise de larmes que fait l’enfant lorsqu’on doit abattre son mouton ou manger son lapin favori — genre de crises fréquent dans des sociétés comme celles de Nouvelle-Guinée, où les porcelets sont allaités par les femmes. Tout cela, encore une fois, n’est pas anecdotique, mais montre au contraire combien familiarisation et utilisation peuvent être dissociées. Le cas extrême est peut-être celui de l’Amazonie, où l’animal familier a un véritable statut social qui exclut explicitement qu’on le consomme.

Il y a des animaux que les hommes s’approprient, avec lesquels ils nouent certaines relations, et dont ils font certaines utilisations. Ne pas prendre en compte cette écologie des relations et les différents usages du monde nous condamne à répéter la dualité domestique/sauvage, domestique/libre, sous-contrôle/hors de contrôle, dualité qui méprise le domestique et fantasme le sauvage.

En voulant démontrer que l’avènement de l’État n’est pas ce qu’on veut nous faire croire (une avancée pour l’humanité), James C. Scott succombe à un des mythes les plus importants qui fonde son avènement : l’opposition binaire entre sauvage et domestique, entre forêt et domus. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’il qualifie sapiens de « domesticateur en chef » — la forêt amazonienne elle-même devenant un paysage anthropogénique — désormais, l’homme dispose de cette place privilégiée que lui octroie la civilisation dans cette grande Histoire de l’évolution. La définition de la domestication à laquelle Scott se réfère est bien trop large et ne permet pas d’appréhender les différences fondamentales qui existent entre le pastoralisme des Nénets, par exemple, et l’insémination artificielle. Cette conception de l’animal domestique entraîne également une grave confusion entre « domestication » et « discipline ». Il est plus qu’incongru d’appréhender l’apparition de l’État sans prendre en compte l’environnement cosmogonique, économique, technologique et disciplinaire qui le sert.

Scott insiste sur le rôle de la domestication dans le façonnement d’un monde correspondant aux besoins de sapiens :

« Pat Shipman propose une réponse qui ne repose pas sur la plus forte fécondité supposée de sapiens. Selon elle, la différence fondamentale, c’est la maîtrise d’un autre outil, le loup domestiqué, qui a permis à Homo sapiens de devenir un chasseur de gros gibier beaucoup plus efficace au lieu d’être avant tout un charognard. Elle avance de façon convaincante l’idée que les « chien-loups » ont été apprivoisés – ou se sont attachés d’eux-mêmes à Homo sapiens – il y a plus de trente-six mille ans, alors que les deux types d’hominidés cohabitaient. Elle affirme qu’à la même époque, en raison de l’utilisation de chiens de chasse par Homo sapiens, une bonne partie du gros gibier était en nette diminution, voire en voie d’extinction. L’essentiel de son argumentation repose sur le chevauchement spatial et temporel controversé des deux sous-espèces ainsi que sur les terrains de chasse qu’elles se disputaient. Reste une énigme à mes yeux : pourquoi Homo neanderthalensis n’a‑t-il pas lui aussi domestiqué le loup ? »

Réduire le loup à un outil montre à quel point l’auteur est sous l’emprise de la culture capitaliste pour laquelle l’animal se doit d’être le plus efficace possible au mépris de la nécessité. Ainsi en est-il également de l’oubli manifeste des cosmogonies indigènes, tant il nous semble improbable que l’auteur n’ait pas eu connaissance de l’animisme ou du totémisme. Rappelons également que la chasse au grand gibier était pratiquée depuis plusieurs millénaires, bien avant la domestication du chien, qu’il est avéré depuis plusieurs décennies que nos ancêtres néandertaliens et sapiens étaient tous deux d’excellents chasseurs capables d’organiser des chasses collectives et que la disparition du grand gibier n’est pas le fait des peuples de la Préhistoire. Ce mythe est celui d’une culture qui a perdu le lien avec les autres existants, qui ne connaît de l’homme que son pouvoir destructeur et reste sourde à ce que nous disent les sociétés où l’État n’a pas encore détruit les relations que tissent entre eux les terriens.

« Si nous élevons sélectivement ces espèces domestiques (moutons et chèvres), c’est afin d’en obtenir les qualités recherchées : reproduction rapide, tolérance à la captivité, docilité, production de viande, de lait et de laine. »

À nouveau, James C. Scott ignore ce que de nombreux chercheurs actuels nomment « les sociétés hybrides ». D’ailleurs, s’il envisage la possibilité que l’animal ait eu un rôle à jouer dans cette longue histoire de la domestication, c’est pour en conclure ironiquement :

« La question de savoir qui est au service de qui est presque métaphysique, du moins jusqu’à l’heure du déjeuner. »

Et c’est pour cela qu’il peut affirmer :

« Plus généralement, il faut percevoir les ressources d’un territoire à la façon dont le faisait sans doute un chasseur-cueilleur : comme une réserve massive, diversifiée et vivante de poissons, de mollusques, de noix, de fruits, de racines, de tubercules et de carex comestibles, d’amphibiens, de petits mammifères et de gros gibier. Si l’une de ces ressources venait à manquer telle ou telle année, une autre pouvait au contraire être abondante. »

Cette description du territoire des chasseurs-cueilleurs, réduit à une réserve de ressources, démontre, pour ceux qui en doutaient encore, l’anthropocentrisme et le sociocentrisme du récit de James C. Scott qui ne sait concevoir l’environnement et les autres espèces autrement que comme des objets passifs soumis à la volonté de l’homme. Il ne s’inquiète pas des différentes socialités que tissent encore aujourd’hui un certain nombre de peuples autochtones avec leurs compagnons, socialités le plus souvent caractérisées par une interaction entre les humains, les autres animaux et le paysage.

« Il y a longtemps, les rennes domestiques et les rennes sauvages constituaient un seul et même troupeau. Lorsqu’ils ont été attaqués par des loups une partie du troupeau a décidé de se joindre aux hommes pour leur sécurité. L’autre partie du troupeau n’était pas d’accord et a continué à vivre dans la nature. »6

Ce mythe des Nénets, peuple de l’Arctique pratiquant le pastoralisme, montre que le renne est un agent possédant une volonté et une connaissance du territoire, que la domestication est le fruit d’une rencontre entre deux espèces, et que pour les peuples animistes, leurs partenaires ne sont ni un produit, ni une marchandise. En Asie du nord, les rennes sont élevés dans des conditions et selon des méthodes très différentes : les rennes qui accompagnent les Nénets leur fournissent nourriture, vêtements, logement et transport, ceux qui assistent les éleveurs tožu sont rarement consommés — les apports de viande étant fournis par la chasse —, chez les Touvas les rennes font partie de la famille ; l’élevage pastoral de la toundra septentrionale peut rassembler des troupeaux de plusieurs milliers de têtes destinés à la viande tandis que dans les régions de taïga centrales et méridionales, les chasseurs-collecteurs élèvent de petits troupeaux de quelques dizaines de rennes pour le transport.

Pour lutter contre les menaces internes (maladie) et externes (les prédateurs), les éleveurs se fient à la mémoire et à la connaissance de l’environnement des rennes, à leur compréhension des variations du relief et du climat. Ce mode d’élevage stimule les compétences, l’autonomie et la responsabilité des rennes dont le rôle actif participe aux interactions entre les hommes et le milieu. Les rennes sont donc élevés librement, sans clôture, et l’éleveur accorde au loup une part du troupeau, le loup s’attaquant aux individus faibles ou malades. Le comportement des rennes n’est pas codé par un instinct inné mais est acquis épigénétiquement en contact avec l’environnement7:

« […] dans la pratique quotidienne, les rennes changent et adaptent leur comportement à celui de leurs maîtres humains de la même manière que les éleveurs adaptent leur comportement à celui du troupeau. Le comportement animal et humain se renforcent mutuellement dans une boucle de rétroaction, donnant lieu à une « adaptation mutuelle dynamique » qui varie selon les différents systèmes de troupeaux. Les itinéraires migratoires sont déterminés conjointement par les besoins et la mémoire des rennes et par les choix des éleveurs, et sont décrits comme une circulation des volontés entre les humains et les animaux. »8

À la relation entre l’homme et l’animal s’ajoute l’agente paysagère : les hommes et les animaux sont attirés par des sites spécifiques qui rendent possible leur coexistence et participent à la modification des paysages. Les communautés pastorales sont des associations hybrides d’animaux, de paysages et d’hommes, qui composent des niches socio-écologiques spécifiques par leurs interactions mutuelles9.

Il est important de saisir, si nous voulons comprendre les conséquences que les différentes relations qui s’établissent entre les hommes, les autres animaux et les paysages ont sur les sociétés hybrides, de comprendre qu’agir avec et dans la nature n’est pas transformer ou façonner la nature.

D’aucuns rappelleront que les peuples autochtones actuels ne sont pas les peuples de la Préhistoire, et d’autres affirmeront que l’archéologie aurait mis au jour des preuves permettant d’interpréter les animaux consommés comme une ressource purement matérielle et nutritive pour les populations. Le renne a abondamment été chassé par l’homme du paléolithique, il est très peu représenté dans l’art pariétal, ce qui supposerait qu’il existait une distinction forte entre une « sphère matérielle » représentée par les restes osseux en tant que « déchets de cuisine », et une « sphère symbolique » indépendante, représentée par l’art pariétal. C’est oublier que le renne est fréquemment représenté dans l’art mobilier, ses os et ses dents sont souvent employés dans la parure corporelle, et certaines pratiques bouchères qui le concernent (entre autres animaux chassés) montrent des signes de ritualisation : le renne est donc clairement investi d’une dimension symbolique importante.

La voie mâle

« D’autres saisirent les opportunités historiques offertes par leurs contacts avec les Européens afin d’accroître leur mobilité, tels les Sioux et les Comanches lorsqu’ils mirent le cheval au service de leurs activités de chasse, de commerce et de prédation, ou les Navajos lorsqu’ils devinrent éleveurs de moutons. »

« Plutôt que de compter uniquement sur un éventail restreint de ressources alimentaires, les humains de l’époque [historique] ressemblaient sans doute plutôt à des généralistes opportunistes gérant un large « portefeuille » d’options de subsistance réparties sur plusieurs réseaux alimentaires. »

Dans le récit de Scott, l’être humain est un organisme qui, dans sa quête de ressources, privilégie la rentabilité, calcule l’équilibre entre coûts et bénéfices, comme s’il n’était pas tenu par des lois culturelles, sociales, économiques. Cette conception de l’homme est parfaitement en adéquation avec celle de la culture capitaliste qui, sous prétexte d’objectivité et de rationalité, quantifie tout ce qu’elle peut, de nos bols alimentaires à nos émotions les plus subjectives. Toute stratégie de subsistance est ici soumise à la loi de la rentabilité, de l’optimisation, comme si l’homme était seul maître des lieux.

« La domestication a changé la constitution génétique et la morphologie des espèces cultivées et des animaux présents dans l’espace de la domus. La cohabitation de plantes, d’animaux et d’humains qui caractérise les sites agricoles a engendré un nouvel environnement largement artificiel au sein duquel la pression de la sélection darwinienne a promu de nouvelles adaptations. Les nouvelles cultures sont devenues des espèces « handicapées » incapables de survivre sans des soins et une protection constante de notre part. […] N’est-il pas plausible que dans un tel contexte, un processus similaire ait affecté les êtres humains ? Comment avons-nous été nous aussi domestiqués par la domus, par notre confinement, par une plus forte densité démographique et par nos nouveaux modèles d’activité physique et d’organisation sociale ? »

Les espèces domestiquées ne cessent de surprendre les éthologues par leur intelligence et leur capacité à appréhender leur environnement : il n’y a pas si longtemps, les petits bergers des campagnes françaises étaient défendus contre le loup par leurs propres vaches10, en méditerranée ce sont des moutons ou des chèvres qui mènent le troupeau, et dans les transhumances, les bêtes meneuses guident le berger qui ne connaît pas la route11. Les domestiqués sont également capables de se libérer de la protection du « domesticateur » : le marronage est plus courant qu’on ne le pense, et le réensauvagement est possible, comme en témoigne le mouflon de Corse[12]12, le cheval de Przewalski, et peut-être aussi les Pottok et les Betizu. James C. Scott identifie la domus comme lieu de déchéance, où des êtres sains mettent au monde des êtres « handicapés », négligeant le fait que les sociétés d’éleveurs et de cultivateurs n’ont pas toujours eu pour idéal de soumettre le vivant à leur volonté et qu’ils n’ont pas, toujours et de tout temps, enfermé leurs bêtes et contrôlé leur reproduction. Ce projet est celui de la zootechnie fondée au milieu du XIXe siècle et qui établit les bases théoriques de la science de l’élevage intensif et concentrationnaire, rationalise les techniques d’élevages pour en augmenter la productivité. L’enfermement des animaux a par ailleurs causé beaucoup de morts, car quoiqu’en dise James C. Scott, aucun animal n’est adapté à la vie en milieu concentrationnaire. C’est l’arrivée des antibiotiques qui a permis d’obtenir des résultats exploitables. Avec l’analyse systémique, développée au M.I.T (Massachussett Institut of Technology), un des temples du rationalisme, l’exploitation agricole a sombré jusqu’à l’externalité de tout l’atelier, rendant ainsi administrables bêtes et éleveurs :

« Dans la vision systémique, la ferme n’est plus vue comme un équilibre entre plusieurs activités complémentaires, mais comme un amoncellement de productions optimisées. »13

Le projet de l’État est clairement d’intégrer l’élevage et l’agriculture à l’industrie, à une logique de surproduction, parce que l’industrialisation, bien plus qu’un processus productif et bureaucratique, est une vision du monde. À l’heure où l’agriculture biologique perd peu à peu son statut de pratique pour devenir une marque, il est regrettable que James C. Scott ne se soit pas davantage intéressé au rôle de l’État dans cette destruction systématique du lien au sol qui a été la première raison d’être de la culture biologique. Si l’obsession de l’État à déposséder dès que possible chaque être vivant de ses moyens de subsistance est visible dans la domestication, il est indispensable de définir précisément ce qu’elle est dans une société étatique et capitaliste : un contrôle violent et imposé de la reproduction.

La domestication du loup par les préhistoriques ne peut être comparable à celle des manipulations génétiques menées par l’INRA, par exemple. Progrès scientifique et production industrielle sont nés dans un même mouvement historique, l’un fournissant le cadre idéologique permettant la progression des réalisations pratiques de l’autre, et il n’est pas anodin que l’élevage scientifique soit depuis des décennies orienté vers la sélection génétique. En France, c’est la loi de 1966, dite « loi sur l’élevage », qui permet à l’État de mettre à profit les travaux de l’INRA en matière d’amélioration génétique du cheptel par la génération des techniques d’insémination artificielle. L’Institut National de la Recherche Agronomique, fondé en 1946, peut enfin imposer son travail de sélection génétique à la profession. Le projet « Voie mâle » de l’INRA en dit long sur la vision du monde de l’État : contrôler et produire ce qui est le cœur de la sphère domestique, l’alimentation et la reproduction. Le nom même du projet en dit long sur l’état mental de ceux qui adhèrent à ce projet de société : la femelle ne saurait être productive par elle-même, c’est le mâle, le mâle génétiquement boosté qui permet à la femelle de produire plus de lait, logique d’aliéné. Et c’est ainsi que les chercheurs de l’INRA ne cessent de proposer des mâles génétiquement sélectionnés, annonçant dans chaque tablette de présentation que le fruit de leur travail servira à des transferts de connaissances vers l’être humain.

Occultant toutes les autres histoires et cosmogonies, James C. Scott nous invente un Grand Récit qui englobe le passé, le présent et l’avenir pour réduire sapiens à un « domesticateur ». L’auteur n’a pas été épargné par l’idéologie de la « Voie mâle », sa définition du domestique ne lui permettant pas de briser la binarité domestique/sauvage, domestique/libre. C’est ainsi qu’il ne dénonce jamais ce que représente la domus dans une société patriarcale et étatique : la sphère domestique dans laquelle sont confinés femmes, enfants et esclaves, celle des soins du corps — de l’alimentation et de la reproduction —, celle qui a toujours été méprisée par ceux qui se nomment libres parce que dispensés de ces activités qui leur rappellent leur condition d’homme biologique et mortel. Les domestiqués, enchaînés aux besoins si méprisables du corps, n’ont pas l’autorisation d’agir dans la sphère publique, politique, intellectuelle, créatrice. Cette vision de la domus est celle du maître policé qui se pavane dans la sphère publique ignorant tout de ce qu’est la sphère domestique.

La sphère domestique, puisqu’il « convient d’entendre le terme de « domestication » — de « domus », la maisonnée, l’unité domestique — de façon assez littérale », a de tout temps existé, mais c’est quand elle s’est séparée de la sphère publique que la servitude a permis à l’État de croître et de prospérer.

L’aliénation des maîtres est née le jour où les mâles ont cru qu’ils pourraient contrôler la fertilité et se libérer des nécessités du corps. L’insémination et l’intelligence artificielles portent en elles le projet de la civilisation : s’extraire des contingences du vivant. Ce projet est le fruit d’une idéologie et non d’une espèce. Renouer avec le domestique et le défendre c’est se réconcilier avec notre corps et comprendre que le sauvage est cette part fragile et fascinante qui surgit chaque fois que le mystère de la vie nous submerge.

Ana Minski


1 Hladik, Les plantes à tubercules de la forêt dense d’Afrique centrale. Revue Écologie, Terre et Vie, vol. 39, p. 249–290.

2 Peyrot et al., 2003, Les paléoenvironnements de la fin du Pléistocène et de l’Holocène dans la réserve de la Lopé (Gabon) : Approche par les indicateurs géomorphologiques, sédimentologiques, phytologiques, géochimiques et anthropogènes des milieux enregistreurs de la dépression la Lopé. L’Anthropologie, Paris, n° 107, p. 291–307

3 Ibid.

4 Michael Heckenberger, Bio-historical diversity, sustainability and collaboration in the Xingu, Anuário Antropológico

5 Stéphanie Goepp et al., Pédoanthracologie, dynamiques de végétation et anthropisation dans les Hautes-Vosges (Massif du Rossberg, Haut-Rhin, France)

6 Charles Stépanoff, The rise of reindeer pastoralism in Northern Eurasia : human and animal motivations entangled

7 Ibid.

8 Ibid.

9 David G. Anderson, Cultures of reciprocity and cultures of control in the Circumpolar North

10 Jean-Marc Moriceau, L’homme contre le loup. Une guerre de deux mille ans.

11 Anne-Marie Brisebarre, Bergers et transhumances

12 F. Poplin, Origine du Mouflon de Corse dans une nouvelle perspective paléontologique : par marronnage

13 Xavier Noulhianne, Le ménage des champs, chronique d’un éleveur du XXIe siècle