Non au système prostitueur

Le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, des amies abolitionnistes du système prostitueur ont été insultées, agressées, menacées par des hommes et des femmes qui pensent, croient, hurlent, que la prostitution est un travail et le proxénète un chef d’entreprise. Voici le témoignage de l’une d’entre elles, survivante du système prostitueur :

« Une semaine, déjà, s’est écoulée et un morceau de moi est resté bloqué sur cette statue, Place de la République. Mes bleus aux genoux sont devenus verts, puis jaunes. Le monde continue à tourner et chaque journée apporte son lot de nouvelles infos terrifiantes, des hommes continuent à violer, torturer, prostituer, assassiner des femmes parce qu’elles ont eu le malheur de naître femmes. Le monde continue à tourner et des hommes continuent à menacer, intimider, terroriser, agresser des femmes parce-qu’elles ont le courage d’élever leurs voix et d’agir contre le sort réservé à leurs sœurs, comme Orlane, à Liège, qui a subi d’horribles représailles pour avoir voulu créer une association pour les victimes de viol.

Pendant ce temps, chaque journée s’écoule au rythme des mêmes préoccupations insignifiantes, il faut rendre tel dossier, répondre à untel, prendre le métro pour rentrer à la maison… Le monde continue à tourner, mais sans moi. Au milieu de tout ça, je flotte dans une état étrange, dans une drôle de temporalité, les choses me semblent lointaine, irréelles.

Dans mes oreilles résonne encore le grondement de cette foule haineuse et stupide, assoiffée de sang, que nous avons affrontée dimanche dernier. Les menaces de mort, les insultes misogynes, crachées par des bouches grimaçantes, tordues par la joie cruelle de blesser et d’humilier en meute. Parmi la foule, j’ai cru voir un autre visage qui me hante depuis des années : celui de mon proxénète. J’ai cru le voir ricaner devant ce spectacle, j’ai cru l’entendre me glisser à l’oreille «tu vois, tu peux parler, personne va te croire, t’es qu’une pute, qu’est-ce que tu croyais? ». La haine qui brillait dans les yeux de ces femmes venues pour nous lyncher, je l’ai vue tant de fois dans le regard déshumanisant d’hommes convaincus de pouvoir faire endurer ce qu’ils voulaient à mon petit corps de pute toxicomane adolescente dont ils avaient payé l’accès.

Ce qui m’a fait craquer, ce qui m’a fait m’écrouler en larmes, dimanche dernier, ce n’était pas la peur qui me tenaillait le ventre. Parce-que je ne vais pas mentir, j’étais terrifiée à l’idée qu’un de leurs projectiles ne fasse basculer l’une d’entre nous dans le vide, que quelqu’un sorte une arme pour mettre les menaces de mort à exécution, que celles que je ne voyais pas et qui résistaient courageusement en bas pour empêcher nos assaillants de monter ne soient gravement blessées…

Ce qui m’a fait craquer, c’est l’absurdité de la situation. Je lisais leurs pancartes affichant des slogans contre le viol, leurs banderoles «féministes» brandies fièrement au dessus de leurs têtes, tandis qu’elles étaient en train de reproduire ce qui se fait de pire en terme de machisme, pour défendre ce qui existe de pire en terme de violence misogyne : le système prostitutionnel. Je les ai vues réduire en miettes notre banderole dénonçant des pornographes accusés de traite humaine. Pendant ce temps je pensais aux femmes pour lesquelles j’avais trouvé le courage de venir manifester, je pensais aux 95% de personnes prostituées pour lesquelles chaque jour qui passe représente une succession de viols et la peur permanente d’être agressée, frappée, étranglée, poignardée par un «client». Toujours la même litanie. Je pensais aux femmes que j’ai aimées, aujourd’hui disparues. C’est cela que je n’ai pas supporté.

À ce moment là, j’ai perdu pied. Mon esprit a explosé en un millier de fragments de souvenirs, d’images, de corps et de visages, de sensations, de cris, de larmes et de sang. J’ai réussi à me replier dans un coin, en boule, et j’ai contemplé mon corps recroquevillé sur la statue depuis tout là-haut, dans le ciel bleu où mon esprit s’était réfugié. Je me suis dissociée, exactement comme cela s’est produit la nuit où j’ai subi ce qu’on appelle l’«abattage», cette méthode des proxénètes employée pour briser l’esprit des femmes qu’ils veulent exploiter, et dimanche dernier, vers 15h, le bruit de la foule s’est confondue avec les grognements des hommes fatigués de me violer à tour de rôle. Dans ces moments là, «il y a dix ans» et «aujourd’hui», c’est la même chose.

Lorsque j’ai repris conscience de la réalité, ma copine tenait mon visage entre ses mains et plongeait son regard dans le mien en répétant : «je suis là, tu es avec moi, tiens bon, ne les laisse pas gagner, ne les laisse pas t’atteindre». Je me suis relevée. Je tremblais, je pleurais. Je voyais mes amies si fortes qui parvenaient, je ne sais comment, à leur répondre avec humour pour leur renvoyer leur haine et leur bêtise dans les dents. Nous étions dix, ils étaient deux-cent et ils trépignaient de rage de devoir lever la tête pour nous insulter et de ne pas pouvoir nous faire taire. Je pensais aux mots de ma copine « ne leur montre pas qu’ils ont réussi à t’atteindre» et je me suis dit « Tant pis. Que tout le monde voie mes larmes couler.» Je me suis approchée du bord et je leur ai fait face.

J’ai alors compris qu’ils ne pouvaient rien contre nous. Qu’on avait déjà gagné. Que certes, ce n’était ni la première, ni la dernière fois que nous serions ainsi exposées à la violence du lobby proxénète et de ses allié.e.s, et que cette violence allait sans doute s’intensifier dans l’avenir. Mais j’ai compris à cet instant que quoi qu’ils puissent tenter, ils n’arriveront pas à nous faire taire et que notre voix sera plus forte que la leur. Aussi loin qu’ils aillent, leur violence me fait moins peur que celle de la société que les proxénètes essaient de construire. Aussi dangereux soient-ils, leurs coups me font moins mal que la conscience de ce que toutes mes sœurs prisonnières de la prostitution sont en train de subir. À chaque manifestation, à chaque occasion qui nous sera donnée, nous serons là pour dire la vérité sur la prostitution, quels que soient les risques, et leurs tentatives d’intimidation ne feront que renforcer notre parole.”

Le système prostitueur, et son corollaire la pornographie, est une violence inouïe perpétrée par le patriarcat et qui légitime la marchandisation du corps sous prétexte de répondre à des pulsions masculines dites irrépressibles. La prostitution et la pornographie sont indissociables de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, elles sont une atteinte fondamentale aux droits humains et un problème politique national et international.

Ce sont des hommes essentiellement, proxénètes et acheteurs, qui cherchent argent et satisfaction sexuelle en chosifiant des êtres humains. La prostitution n’est pas du sexe mais du viol tarifé, l’argent permet de soumettre l’autre et de plus en plus de témoignages décrivent la violence insoutenable de la passe. La pornographie et la possession sexuelle phallocentrée sont au cœur de la destruction de nos vies et du vivant.

La liberté sexuelle ne doit pas être la satisfaction des pulsions des uns par la chosification des autres. Le féminisme est une rupture anthropologique qui fonde un autre monde, un monde qui doit abolir la prostitution pour reconquérir une liberté fondée sur le désir, le respect de l’autre et le refus de l’aliénation mercantile.

Partout où la prostitution est réglementée la traite des êtres humains en vue de l’exploitation sexuelle augmente. La prostitution touche de plus en plus de jeunes et de femmes, migrantes ou pas, et son augmentation va de pair avec l’approfondissement des inégalités, avec la précarité et la pauvreté touchant des personnes très jeunes.

La civilisation est, dès ses origines, patriarcale et prostituante. Lutter contre la civilisation c’est donc lutter contre une culture cruelle et hautement destructrice. C’est lutter contre l’asymétrie des genres qui prône pour les uns la force, l’agressivité, la cruauté et pour les autres la douceur, la soumission, la disponibilité.


Pour aller plus loin et soutenir :

Collectif abolition porno-prostitution
Mouvement du nid
Révolution féministe