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Image de couverture : Suspiria de Dario Argento
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Je suis une petite d’homme. Née femelle. Ce qui veut dire, dans notre société, sans pénis. Dès la naissance on a pris soin de me le rappeler et de m’assigner un rôle « Une fille, c’est bien élevé, timide et gentil. Ça ne dit pas de grossièreté. » C’est calme et posé, une fille. Mais je n’étais et ne suis rien de tout ça.
Petite j’arrachais la tête aux poupées. Je voulais voir l’intérieur, comment étaient leurs yeux, leurs bouches. Un jour on m’en offrit une plus grande que moi et qui clignait des yeux tout le temps en répétant : « Je t’aime. Serre-moi fort contre toi. » Pourquoi souriait-elle ? Ses yeux étaient pourtant si tristes. Elle aussi eut la tête arrachée.
J’aimais courir, crier, tourner sur moi-même, j’aimais la boue, l’odeur de la terre sur mes vêtements, j’aimais être sale, les terrains vagues et les ronces.
Mon père a toujours été l’enfant préféré de ma grand-mère. Un petit coq, chaperonné par sa grande sœur. Quelle ne fut pas sa déception lorsqu’il jeta son dévolu sur une simple femme de ménage. Certes, elle venait elle-même d’une famille de paysans, faisait des ménages, était l’épouse d’un ouvrier du BTP, mais elle avait des rêves de grande dame. Elle aurait tant voulu être une de ces grandes dames si bien parées, si bien éduquées. Ces grandes dames qui savaient si bien se tenir et maîtrisaient si bien l’art de la flatterie.
Ma grand-mère détestait ma mère, détestait toutes les femmes. Elle n’avait pas d’amie, elle n’avait que des patronnes. Et toutes celles qui n’étaient pas patronnes étaient des putains.
Quand je désobéissais, ce qui était fréquent, elle me disait : « Ta mère est une putain et tu finiras comme elle. Regarde-toi, tu ressembles à une gitane, tu es laide, personne ne t’aime. Personne jamais ne t’aimera. On ne peut pas aimer quelqu’un comme toi. »
Tous ont voulu me dresser à coups de ceinture, d’ordres et de poings.
Un frère est né.
Jusqu’à ses quatre ans les étrangers pensaient toujours qu’il était une fille. Un jour, il comprit. Je me souviens de ce jour-là. Nous étions au marché avec ma mère quand un maraîcher lui dit : « Elles sont mignonnes vos deux petites. » Mon frère s’est alors redressé et, fier comme un coq, a répondu : « Je suis un garçon, j’ai un zizi, je peux vous le montrer. » C’est que, c’est honteux d’être une fille, et nous le savions tous les deux. C’est peut-être pour cela que ma grand-mère, honteuse de ce qu’elle était, s’efforçait de faire de moi une « vraie fille ». Pour elle, une humaine digne de ce nom se devait sans doute d’être une « vraie fille ». Et la « vraie fille » devait être comme ces grandes dames qui se tenaient droites et fières et qui maîtrisaient l’art de la flatterie.
Encore aujourd’hui, que ce soit pour m’insulter ou me flatter, cette affirmation, « mais tu n’es pas une vraie fille », est l’argument suprême pour balayer mes critiques.
Pour mon père, un garçon qui parlait avec une fille avait forcément une idée derrière la tête. Tous sont des violeurs, toutes sont des putains, sauf sa mère bien sûr. Cette insulte revenait toujours quand le maître du foyer, l’homme de la maison, celui qui possède les bijoux de famille, se mettait en colère. D’ailleurs, pour être sûr que je n’étais pas une putain, du moins pas encore, il lui fallut bien le vérifier par lui-même. C’est à ce moment-là que la guerre entre lui et moi a commencé. Quand il a voulu poser sa bouche sur la mienne et ses mains sur mon sexe. Je l’ai mordu, griffé, frappé. J’ai utilisé les poings. Ma réputation était faite, j’étais une folle, une hystérique. Harceler ma mère ne lui suffisait pas. Il voulait posséder toutes les femmes, toutes les femelles. Pour m’éduquer, il m’obligea un jour, sous prétexte de s’assurer que je sortais le chien, à le retrouver dans un parking où stationnaient une dizaine de camping-cars. Quand les portes s’ouvraient, je voyais la femme, le lit et le mâle qui sortait ou entrait. Sans discontinuer, les mâles entraient et sortaient, entraient et sortaient, entraient et sortaient… Des hommes en voiture s’arrêtaient à ma hauteur pour me demander : « C’est combien la pipe ? » Ni le chien ni mes douze ans ne les inquiétaient. Puis mon père, son affaire une fois conclue, arriva en voiture et klaxonna. Je suis alors montée dans la voiture avec le chien, une colère noire dans le cœur.
Aucune intimité n’était possible sous le toit du mâle paranoïaque qui devait régir son foyer. J’écrivais déjà et, bien sûr, il trouva mes écrits, en rit et les partagea avec toute la famille. Ma mère et mon frère ne voulurent jamais me croire, mon frère affirmait : « Ma sœur est folle ». Je ne pouvais donc compter que sur moi-même pour me défendre. Tant de rage contenue quand des étrangers affirmaient que mon père était un homme si drôle, si intelligent, si serviable, si sympathique.
À l’école, il y avait aussi ce maître si gentil, si doux, si calme. Quand nous passions devant sa porte à l’heure de la récré et que la porte était ouverte, toujours, il y avait une petite fille assise sur ses genoux, il la consolait, disait-il. Il en consola beaucoup avant que la direction de l’établissement ne puisse plus le protéger.
Mon frère bénéficiait d’une liberté qu’on m’interdisait parce que j’étais une fille. Il ramenait des filles à la maison, dans sa chambre, les mettait dehors en pleine nuit, les partageait avec ses amis. Il n’y avait là rien de choquant, pas même pour ma mère, c’était même admirable. Quelle virilité ! C’était d’ailleurs si drôle quand il parlait des femmes comme de bouts de barbaque dont le seul intérêt était leurs trous.
Enfant, mon frère n’avait pourtant rien du Don Juan violeur. Je ne me souviens plus quand il a changé, à quel âge. Il voulut un rottweiler, une Benz, des vêtements de marque. Il se mit à rouler des mécaniques, à nous parler, à ma mère et à moi, comme si nous étions ses domestiques, des corps sans âmes, sans vie intérieure.
Il y a peu mon frère, peut-être parce qu’aujourd’hui il est père, m’a confié qu’à l’âge de treize ans un mâle plus âgé l’avait violenté. Y‑a-t-il un lien entre son besoin d’afficher un virilisme si caricatural et violent et le traumatisme subi ?
Je ne suis pas une « vraie fille » et ne le serai jamais, mais je suis femme, femelle née dans une société patriarcale qui s’est chargée de m’apprendre ce qu’était un homme, un « vrai », le prédateur qui abuse et ne peut exister qu’en avilissant le corps de la femelle et de tout être humain efféminé.
Tu seras un pénis en érection et rien d’autre. Tu seras un trou au service du mâle, ce maître du monde qui veut tout empaler. Pour être pleinement acceptée par ceux de ton espèce, il te faudra subir le dressage des institutions, accepter ces stéréotypes, les défendre et les perpétuer. Oublier, nier, tout ce que tu portes en toi, toute la richesse d’un corps qui accepte les altérités, qui accepte l’autre dans son individualité totale, étrange, mystérieuse et puissante.
Nous devons nous battre pour que nos identités ne soient pas réduites à un genre masculin ou féminin. Si je suis composée de tous ces êtres meurtris qui ont voulu me façonner, hantée par une société qui réduit toute la subjectivité d’un individu à des stéréotypes de genre, je suis aussi, et surtout, une combinaison d’êtres et de choses parfois dissonante parfois déhiscente. C’est peut-être pour cela que je crois, encore et malgré tout, que le rêve est une langue sauvage avec laquelle nous devons et pouvons renouer.
Malheureusement, encore aujourd’hui, nous devons lutter et nommer cette domination, ce dressage, cette torture que la société patriarcale impose à ses enfants. Et pour cela nous devons comprendre que sous la domination masculine la femme est un corps femelle qu’un corps mâle chasse. Elle est le gibier du mâle, cet homme construit socialement et qui n’a pas eu le pouvoir, la force, le désir, les moyens de se libérer du carcan de la masculinité inculquée dès la naissance.
« On ne naît pas femme, on le devient », célèbre phrase de Simone de Beauvoir.[1]1Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Folio
Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce que ce mot « femme » ?
Dans notre société une femme est à la fois une femelle adulte avec des attributs physiques spécifiques (utérus principalement en vue de la reproduction sexuée), et une femelle humaine assignée à une identité construite socialement, le féminin.
L’être femelle comme l’être mâle sont le fruit de l’évolution qui a créé la reproduction sexuée. L’humain est un mammifère qui ne peut se reproduire sans des gamètes mâles et des gamètes femelles, soit les ovocytes et les spermatozoïdes. Ceci est un fait biologique, fruit de milliers d’années d’évolution terrestre. Reconnaître ce fait ne signifie pas que la femelle soit réduite à son rôle de reproductrice ni le mâle à son rôle de reproducteur. Ce n’est pas l’utérus, ni les seins, ni le pénis, ni les testicules, ni les hormones qui réduisent un être humain, mâle ou femelle, à un rôle de géniteur ou de génitrice mais le genre.
Le genre est une construction sociale qui norme les comportements selon le sexe biologique : genre féminin pour la femelle et genre masculin pour le mâle. Une femelle, si elle veut être considérée comme une « vraie femme », doit être féminine et un homme, s’il veut être considéré comme un « vrai homme », doit être masculin. Le féminin et le masculin sont donc des stéréotypes, des normes de comportement pour chacun des deux sexes biologiques, exemple : la femme porte des jupes et l’homme des pantalons, la femme est douce et l’homme est fort, la femme minaude et l’homme conquiert, la femme est infirmière et l’homme est militaire, la femme obéit et l’homme commande.
Dans une société fondée sur la domination masculine, c’est le mâle acceptant les stéréotypes du genre masculin qui est l’étalon de mesure pour toute l’humanité et, pour maintenir et perpétuer le pouvoir du masculin sur le féminin, les qualités du féminin doivent être l’exact opposé de celles du masculin. C’est ainsi que le mâle pour être un « vrai homme » doit être viril et dominer la femme qui, elle, si elle veut être une « vraie femme » doit être soumise au mâle, au « vrai mec ». Les deux genres, féminin et masculin, imposés par la société patriarcale, se construisent en s’opposant l’un l’autre. Sous prétexte de complémentarité, du maintien de l’ordre patriarcal, l’homme doit être un « vrai mec » et la femme « une vraie femme » et le mec doit baiser la femme parce que l’hétérosexualité est l’injonction de la société patriarcale. Dans ce type de société l’homme existe publiquement et socialement, la femme existe biologiquement : c’est-à-dire que le corps de la femme est mis à disposition de l’homme en vue de la reproduction, des soins du corps et de la satisfaction des besoins sexuels de l’homme : mariage, prostitution, pornographie.
Ne pas distinguer sexe biologique (femelle, femme) et genre (féminité) participe à maintenir un essentialisme des humains, essentialisme des deux sexes permettant à la domination masculine de se maintenir depuis de nombreux siècles. Ce que doit être un homme socialement (un vrai mâle, un masculiniste, viril, fort, dominant) et une femme socialement (porter et nourrir les enfants du mâle, prendre soin du mâle et de sa progéniture) ne correspond pas à la diversité subjective des êtres humains et réduit notre identité à une fonction sociale reproductrice. C’est ainsi que la famille patriarcale a longtemps défendu sa cause en affirmant que c’est pour protéger femmes et enfants que le mâle porte les armes et conquiert le monde. Nous savons que tout ceci est faux. Une femelle humaine est tout aussi capable de commander, de chasser, de tuer, de torturer qu’un mâle humain. S’il est exact que les violeurs, les abuseurs, les pédophiles, les proxénètes et les clients sont dans 95 % des cas des hommes, ce n’est pas le fait d’une hormone, d’un pénis, de testicules, mais le fait d’une construction sociale qui réduit l’homme à un pénis qui bande : « Je suis un mec, un vrai mec, je ne pleure jamais, je sais bander, je sais soumettre, je sais violer, torturer et tuer, je n’ai pas la sensibilité d’une femmelette. »
Dès notre naissance, tout notre entourage participe à faire de nous de vrais mâles/hommes/masculins et de vraies femelles/femmes/féminines. Dans une société où règne la domination masculine ces trois substantifs sont interchangeables, les féministes radicales distinguent le sexe biologique qui ne concerne que la reproduction sexuée et le genre qui norme les comportements : masculin et féminin.
C’est ainsi qu’une femme naît femelle mais est éduquée en vue de devenir socialement féminine. Certaines féministes distinguent femellité et féminité, la femellité étant liée à tout ce qui concerne la biologie d’une femme : être enceinte, cycle menstruel, ménopause. Prendre en compte la femellité est un moyen d’appréhender la socialisation de la femme en tant que femelle humaine adulte. C’est-à-dire que les spécificités du corps femelle doivent être pris en compte par la société qui est construite, à ce jour, sur les spécificités du corps masculin : médecine, droit du travail, etc. Prendre en compte ces critères spécifiques participerait à la reconnaissance sociale du sexe femelle et n’est en rien un essentialisme puisque la biologie ne définit pas la psychologie, le caractère ou les capacités physiques des femmes. Au contraire de la féminité dont les critères ont été définis par la société patriarcale. Aujourd’hui encore mâles et femelles sont soumis à la tyrannie du genre.
Il n’y a pas longtemps, une amie me parlait de la maternelle où sa fille de trois ans passait six heures par jours, cinq jours par semaine. Dans cette maternelle, il y a des portemanteaux bleus pour les garçons, roses pour les filles, parce que les adultes affirment qu’il est important que les enfants s’identifient à un sexe/genre le plus tôt possible. Nous sommes en 2019, et c’est comme ça dans de nombreuses écoles françaises où sont reproduits et imposés les stéréotypes de genre, obligeant l’individu à se reconnaître dans un genre féminin ou masculin pour bénéficier d’une identité sociale, d’une existence dans la société. L’école et toutes les institutions sont patriarcales, elles soumettent les femmes à l’injonction de correspondre à leur genre, elles se doivent d’être féminines, et les garçons se doivent d’être masculins. Cela commence dès les couches-culottes[2]2Ana Minski, Fugue mineure pour riposte majeure, se poursuit dans la cours d’école, dans l’espace public, conjugal, dans les loisirs, etc. La violence conjugale et familiale est le lieu de cette cristallisation qui s’exprime dans la sphère publique par la culture du viol et la marchandisation sexuelle des corps. Tout cela participe au maintien de cet enfermement identitaire : tu seras mâle et/ou femelle et rien que cela.
Les enfants témoins de la violence conjugale, victimes de violences et/ou d’abus sexuels sont nombreux, cette violence est institutionnelle, elle se transmet socialement de père en fils, de père en fille, de mère en fille, de mère en fils. L’enfant qui grandit dans une société patriarcale est livré à des violences inouïes qui génèrent de multiples traumatismes et chaque enfant se protège de ses traumatismes selon sa subjectivité propre :
« II n’a pas le droit d’exprimer ses frustrations, il doit réprimer ou nier ses réactions affectives, qui s’amassent en lui jusqu’à l’âge adulte pour trouver alors une forme d’exutoire déjà différente. Ces formes d’exutoires vont de la persécution de ses propres enfants par l’intermédiaire de l’éducation jusqu’à la toxicomanie, à la criminalité et au suicide, en passant par tous les degrés des troubles psychiques.[3]3Alice Miller, C’est pour ton bien, Aubier»[4]4Clément Aubrun, Il y a de plus en plus de mères SDF en France et c’est catastrophique
Nous avons tous été ces enfants, nous sommes ces enfants, il n’y a pas de rupture entre ce que nous avons été et ce que nous sommes. Malheureusement, tant que nous n’aurons pas vomi toutes les saletés qu’on nous a enseignées sur nous-mêmes, nous reproduirons les comportements patriarcaux : l’hostilité des femmes entre elles, l’hostilité des hétérosexuels envers les homosexuels, l’hostilité des hommes envers les femmes, des hommes envers d’autres hommes.
L’éducation ne cesse de vouloir nous assigner des stéréotypes selon le sexe biologique et ce dès la naissance. C’est ainsi que lorsqu’un enfant né avec des attributs sexuels qui ne correspondent pas aux normes médicales établies par la société un chirurgien se charge de le réassigner. Chacun d’entre nous doit entrer dans une des deux catégories — le féminin ou le masculin — pour avoir une place dans la société, pour être reconnu par les membres de sa propre espèce.
C’est pour se libérer de ce carcan que les féministes radicales critiquent l’identité de genre et dénoncent le genre qui divise l’humanité en deux et essentialise les individus : mâle-homme-masculin et femelle-femme-féminine.
Certains pensent que la multiplication des genres pourrait changer, briser la domination masculine, mais il n’en est rien, parce que ce qui fonde la domination masculine c’est le mâle, le porteur d’un pénis qui bande, et tous les autres, tant que la masculinité n’est pas démantelée, lui seront toujours inférieurs, ils seront considérés par le masculiniste comme des êtres efféminés.
D’autres pensent qu’il suffit de ne plus parler de reproduction pour que les problèmes disparaissent, la fameuse politique de l’autruche. Nier le fait qu’il faut un gamète mâle et un gamète femelle, donc un corps mâle et un corps femelle ne fera qu’invisibiliser le gibier de tous les fascistes et du capitalisme qui sont obsédés par le contrôle du ventre de la femme, le contrôle de sa sexualité et de sa fécondité en les maintenant dans une dépendance financière ou en les maintenant dans la pauvreté :
« En France, les femmes sans-abri sont violentées, méprisées, ou tout simplement ignorées. On passe à côté sans les regarder. Et pourtant, elles représentent pas moins de 38 % des personnes sans domicile fixe. Et parmi elles, l’on dénombre un taux tout aussi conséquent de mères sans abri. […] Augmentation du nombre de naissances de bébés dans la rue, hôpitaux débordés, isolement des mamans qui dorment dehors, danger de mort indéniable pour l’enfant… [5]5Grisélidis Réal, entretien vidéo »
C’est ainsi que le transhumanisme s’inscrit dans la continuité du capitalisme et de tous les fascismes : nier les mammifères que nous sommes, privilégier « l’idée » que nous nous faisons de notre corps plutôt que la réalité physique de ce corps, corps qui nous est pourtant propre et unique et qui seul nous permet d’établir de vrais rapports au monde, à la terre, à la matière, à l’altérité. Le transhumanisme est un projet de contrôle des naissances en créant des utérus artificiels pour, à terme, faire disparaître le corps de la femme dans son existence physique même. Certaines femmes — engluées dans l’idéologie phallocratique — vont jusqu’à affirmer que le problème n’est pas le système patriarcal mais l’utérus. René Frydman, l’obstétricien ayant permis la naissance du premier « bébé éprouvette » français ainsi que celles des premiers bébés français à partir d’ovocytes congelés, pense effectivement que cela permettrait de mettre fin à « l’assujettissement des femmes à la nature ». Devons-nous le remercier de nous libérer enfin du poids de notre utérus, nous toujours trop proches de la nature, cette nature si dangereuse qu’elle a eu le malheur d’engendrer des sapiens au milieu de primates. Quelle est donc cette idéologie qui définit le corps de la femme à un assujettissement à la nature sinon une idéologie patriarcale qui nous embrigade bien avant notre naissance par tout un protocole obstétrical qui considère la naissance comme une maladie ?
Cette appropriation du corps de la femme passe par la stérilisation forcée chez les indigènes, par une natalité encouragée ou forcée, selon les conditions économiques et politiques, chez les femmes blanches, par une exploitation des ovocytes dans les pays du nord économique et une exploitation des ventres dans les pays du sud économique. Le maintien dans la pauvreté oblige les femmes à accepter la domination masculine et, comme pour toute victime d’un système oppresseur, les femmes se créent des barrières de protection pour supporter la violence subie ou la nier. C’est ainsi que des femmes ont retourné le « stigmate de la putain » pour retrouver une fierté. Pourtant, la prostitution et la pornographie ne sont pas un métier comme un autre. Comme le dit Grisélidis Réal, prostituée, peintre, autrice et activiste :
« J’étais dans une situation financière épouvantable, tous les horizons étaient bouchés, j’avais pas de papiers, pas de travail, pas de permis de travail, mes gosses et moi on était même pas déclarés à la police. Donc il fallait survivre, des hommes venaient coucher avec moi en me payant, évidemment je m’apercevais quand même que c’était pas l’amour qui les poussait, c’était la satisfaction sexuelle, la levée de leur propre frustration, y’a souvent des clients qui viennent se venger de toutes les frustrations que leur grand-mère, que leur mère, que la société entière leur ont infligé, ils viennent se venger sur une putain et ça leur fait du bien et la putain doit comprendre ça. Elle doit comprendre mais elle doit pas se laisser étrangler par exemple. Faut avoir suffisamment de diplomatie pour comprendre qu’y a des tourments dangereux et qu’il faut calmer l’homme, qu’il reparte content ou bien furieux, mais enfin qu’il reparte sans avoir tué la femme. Parce que y’a des types qui iraient facilement jusqu’à tuer. Moi je sais que je me suis battue pour sauver ma peau.[6]6Neel Doff, Jours de famine et de détresse, Actes Sud »
L’asymétrie des genres est tellement ancrée dans nos corps dès la petite enfance que Neel Doff, autrice belge du début du XXe siècle, écrit :
« La simplicité avec laquelle mes parents s’adaptaient à cette situation, me les faisait prendre en une aversion qui croissait chaque jour. Ils en étaient arrivés à oublier que moi, la plus jolie de la nichée, je me prostituais tous les soirs aux passants. Sans doute, il n’y avait d’autre moyen pour nous de ne pas mourir de faim, mais je me refusais à admettre que ce moyen fût accepté sans la révolte et les imprécations qui, nuit et jour, me secouaient. J’étais trop jeune pour comprendre que, chez eux, la misère avait achevé son œuvre, tandis que j’avais toute ma jeunesse et toute ma vigueur pour me cabrer devant le sort.[7]7Paola Tabet, La grande arnaque : Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, L’Harmattan »
L’appropriation du corps de la femme permet au patriarcat de perdurer et de maintenir l’humanité entière sous son joug, le mariage, la prostitution et la pornographie sont le continuum de l’échange économico-marchand dans la société patriarcale, la femme comme corps marchandise au service de l’homme. Pour finir je laisse la parole à Sonia Sanchez, activiste féministe, ancienne prostituée et autrice du livre Aucune femme ne naît pour être pute :
« … nous devons commencer par gommer les frontières entre les bonnes et les mauvaises femmes. C’est le patriarcat qui nous divise en bonne et mauvaise, et cela nous affecte dans nos alliances. Je crois que nous, les femmes, devons nous organiser autour d’un autre genre de complicité qui soit dirigé pour lutter contre tout type de violence. Nous sommes divisées parce que nous ne parvenons pas à nous regarder en face devant un miroir, nous nous retrouvons sur les différences et non sur ce que nous avons en commun. Le débat entre abolitionnistes et réglementaristes de la prostitution est manipulé par le capitalisme et le patriarcat. Il faut approfondir le débat et mettre plus de questions en commun, il y a plus de questions qui nous unissent qui ne nous séparent. Creusons le débat et ne nous enfermons pas entre putes, abolitionnistes et réglementaristes. Le débat doit s’ouvrir à toute la société. Et une partie de notre tâche en tant que féministe et activiste pour les droits humains est d’atteindre cet objectif. [8]8 Traduction personnelle d’un entretien du 14 octobre 2015 avec Sonia Sánchez, activiste féministe, disponible en version originale sur le site feminicidio.net. »
Ana Minski
References[+]