Illustration de couverture : Harmonie, encre de chine, Ana Minski

L’ordre contre l’harmonie : anthropologie de l’anarchie, note de lecture par Ana Minski


« L’homme primitif agressif et sanguinaire doit peut-être être remisé dans les armoires où sont rangés d’autres mythes poussiéreux, comme le communisme primitif, le matriarcat, ou la mentalité prélogique. » (p. 158)

Charles Macdonald, ethnologue, a séjourné à plusieurs reprises chez les Palawan, un groupe d’essarteurs semi-forestiers du Sud des Philippines. Contrairement à certains auteurs, c’est par une démarche réflexive, et non par des convictions politiques ou idéologiques, que ses recherches ethnologiques et littéraires l’ont conduit à conceptualiser une anthropologie de l’anarchie.

Dans son essai, L’ordre contre l’harmonie, publié aux éditions Pétra, l’auteur fait appel à la biologie, l’ethnologie et l’anthropologie pour concilier l’unité de l’espèce, la diversité des cultures et une éthique universelle. Il renoue avec l’idée de nature humaine qui serait la capacité de l’être humain à vivre en groupe. Cette capacité, fruit d’une lente évolution, concerne le système neurologique, psychologique et comportemental d’Homo sapiens. Il est un champion de la coopération parce que c’est dans sa nature.

« Mais il y a différentes manières de coopérer. Il faut, pour coopérer, soit qu’on vous y oblige soit que vous le vouliez de votre plein gré. L’affaire des groupes humains est de créer des conditions dans lesquelles une coopération efficace et durable est possible. » (p. 120)

Pour comprendre pourquoi certaines sociétés sont égalitaires et d’autres hiérarchiques, l’auteur part d’abord du constat que l’égalité ne va pas de soi, qu’elle n’est pas naturelle mais qu’elle découle d’un principe moral. Il conceptualise ensuite deux formes d’organisations collectives, deux « principes moraux » : un régime social hiérarchique et un régime anarcho-grégaire, sans autorité et dont l’association entre personnes est amicale et paisible. Ces deux principes « se mélangent dans la conscience et le comportement de l’homme moderne. » (p. 118)

Régime social hiérarchique

Ce que l’auteur nomme société est un régime social hiérarchique qui repose sur les principes d’une corporation. La société est un groupe corporatif qui a un centre d’autorité, des symboles, une propriété commune (un territoire) et des règles d’appartenance. Constituée en tant que personne morale, elle est une entité abstraite, une « illusion sans laquelle l’édifice social s’écroule. » (118). Cette pure fiction est supérieure et permanente parce qu’elle est « transcendantiste », elle existe au-delà de la perception et de l’entendement de l’individu, elle est à la fois extérieure, supérieure et intérieure à l’agent. Ce dernier se soumet à ce qui est hors de lui mais qui l’habite. C’est d’elle qu’émanent les valeurs qui le contraignent et le forcent à se soumettre. Elle commande à l’individu, exige sa loyauté et son sacrifice au nom de la Patrie, la Nation, la République, l’État, le Roi, Dieu, le Clan. Les systèmes sociaux sont des systèmes normatifs qui agissent, aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur, sur les individus. Des groupes bien définis sont nécessaires pour en contrôler les membres. Symboles, mythes, propagande, institutions s’ajoutent pour justifier la souveraineté du clan, du royaume, de l’État, de la patrie, de la république. Les principes de la société sont donc la dominance, la hiérarchie, la transcendance et la réciprocité. Cette dernière s’oppose au partage. La réciprocité est une sorte de contrat social primitif, un échange asymétrique. Qu’elle soit directe et immédiate ou indirecte et différée, elle instaure une hiérarchie entre les individus au détriment de l’autonomie : celui qui donne est supérieur à celui qui reçoit jusqu’à ce que ce dernier donne à son tour, etc. Le partage, au contraire, est une mutualisation. Il faut bien sûr distinguer le partage d’un bien avec un tiers, du partage comme activité qui divise et répartit. Dans ce dernier cas, le bien partagé n’appartenant à personne, il ne peut y avoir de dette. C’est ce mode de partage qui est fondamental pour maintenir l’égalité. C’est pour cela que chez de nombreux peuples indigènes, le chasseur n’est pas propriétaire de sa proie qui est distribuée à tout le groupe.

La société, entité abstraite transcendantiste, comme toute souveraineté, est de pouvoir divin. Son essence est extérieure aux personnes et la subordination de ces dernières est possible par un « processus d’aliénation » par lequel l’identité personnelle est aliénée par l’entité souveraine.

« Le sacré, le transcendant et le souverain sont des termes différents qui désignent la même réalité de pensée et d’action. Tous supposent l’aliénation du sujet. » (p. 97)

Appartenir au Clan de l’Ours, par exemple, c’est être déterminé et commandé par les règles et symboles du clan. Une organisation sociale fonctionne grâce à des liens forts qui cimentent l’appartenance de chaque individu au groupe. Ces liens forts, qui s’appuient sur des sentiments comme l’amour, le courage, la croyance ou la loyauté, permettent de créer des petits groupes denses, fermés sur eux-mêmes, et de cimenter des collectivités démographiques importantes « selon un ordre mécanique, économiquement et militairement efficace. » (p. 120)

Les groupes anarcho-grégaires

À l’opposé, les entités collectives perçues comme de simples collections d’individus ne possèdent pas de règles fixes de composition et ne correspondent à aucune catégorie répertoriée de société – ni bandes, ni tribus, ni chefferies. Les individus y sont égalitaires, préoccupés du présent, soumis aux caprices d’une fission-fusion aléatoire. Les effectifs de ces collectifs sont fluctuants et leur composition imprévisible d’une année sur l’autre. Cette grégarité humaine est fondée sur des relations volontaires de sujets autonomes, sur un plan de stricte égalité et marquée par l’immanence et l’immédiateté. À la transcendance du principe de corporation, elle oppose l’immanence des relations interpersonnelles. Ces dernières sont des liens faibles impermanents. Ce sont les liens faibles qui permettent de constituer des réseaux étendus, de disséminer les idées, les informations, les maladies et qui pourraient bien être à l’origine du lien social humain. En effet, les liens faibles sont aussi et surtout des liens renouvelables, « au lieu d’être encapsulés dans des structures parentales biologiquement déterminées, les primates ancestraux possédant la capacité de nouer et dénouer et encore renouer à volonté des liens interpersonnels, ont créé les conditions d’une coopération à beaucoup plus large échelle, celle de l’espèce. » (p. 121) Contrairement aux sociétés où la cohésion se fait aux dépens des individus en faisant appel à la transcendance du groupe, les liens interpersonnels dans les organisations anarcho-grégaires se basent « sur l’appréhension de l’autre dans sa totalité existentielle, c’est-à-dire non pas sur un statut mais sur une personne ». Ces relations se tissent dans un face à face direct entre personnes. Mais pour maintenir ces liens il est nécessaire de les renforcer et de les réparer constamment. La bienveillance, une coopération joyeuse sont les meilleurs ingrédients pour maintenir des liens entre des sujets autonomes capables à tout instant de se retirer de l’interaction. Peut-être est-ce pour cela que les peuples anarcho-grégaires pratiquent tant le rire, l’humour, la musique et la danse. Au contraire, le social, qui repose sur le pouvoir, est essentiellement sérieux, grave, triste. Malgré tout, des moments de convivialité, qui privilégient l’immanence de l’instant présent, peuvent être partagés : pique-nique, carnaval, etc. Des « zones d’autonomie temporaires » permettent également de réactiver une joyeuse grégarité ainsi que le démontrent les exemples de la Famille Rainbow et des mouvements d’entraide post-catastrophiques qui ont suivi le tremblement de terre de 1906 à San Francisco ou le passage de l’ouragan Katrina en 2005 en Louisiane : « … l’immédiateté se vit dans une présence concrète et entière aux choses et non dans un rapport à un au-delà du temps (le futur) et à un au-delà de la personne (le statut) » (p. 132) Au pillage, au saccage, à la violence, aux agressions, les populations des mouvements post-catastrophiques ont très majoritairement préféré l’entraide. La solidarité et la coopération ont été bien plus utiles aux populations que l’intervention des armées. Ces dernières, envoyées par une élite en panique, ont pour fâcheuse habitude d’entrer trop facilement en guerre contre les populations et d’aggraver les situations (en tout cas dans les exemples cités aux États-Unis), ce qui conduit l’auteur à se demander « si une utopie libertaire ne se trouve pas en fin de compte validée comme projet rationnel ».

La grégarité est une collection d’unités domestiques qui s’assemblent à leur gré, sans dépendre d’un chef et n’ayant aucun sentiment de loyauté envers une quelconque entité collective. Le « Nous » transcendant n’existe pas. Comme pour l’égalité, la paix découle d’une attitude volontariste : « La non-violence n’est pas l’absence pure et simple de la violence, mais une recherche permanente d’apaisement et un effort conscient pour prévenir son explosion au sein du groupe. » (p. 157) Les Palawan et les Inuits font un effort permanent de conciliation et de non-confrontation en valorisant la compassion, la compréhension indulgente, la tendance au pardon. L’irruption de la violence, quant à elle, inquiète toujours :

« … il existe dans le monde, mais particulièrement dans cette région d’Asie du Sud-Est, des cultures qui répugnent totalement à toute forme de violence et affirment des valeurs à l’opposé de tout ce qui chez nous est considéré comme du courage, de la bravoure, de l’intrépidité, du goût du combat. » (p. 157)

Les Palawan, les Mbuti, les Paliyan, les Batek, les Buid de Mindoro, craignent l’irruption de la violence. Ainsi des Chewong qui déclarent : « il est normal et humain d’avoir peur et de s’enfuir, c’est d’être en colère qui est inhumain. » ; ou des Semai qui « affirment sans cesse que la fuite devant toute menace est le meilleur moyen, le plus rationnel, pour éviter d’être soi-même blessé ou tué » (p. 157)

L’égalité n’est pas la paix

Cependant, l’égalité n’implique pas nécessairement la non-violence, comme le démontre l’exemple des Cosaques et des Pirates :

« Les communautés cosaques et pirates, qui ont entre elles des affinités profondes, constituent en effet des tentatives sérieuses et durables de créer des communautés sur une base anarchique, c’est-à-dire, sans et contre l’État, avec un gouvernement démocratique, un mode de vie égalitaire ou quasi égalitaire, une grande autonomie personnelle et des règles équitables de distribution des ressources. » (p. 169)

Aussi, le mode de subsistance des Cosaques et des Pirates est fondé sur la prédation d’autres groupes humains, les expéditions guerrières sur les mers ou les terres. Ce sont des communautés hybrides ethniquement, composées de brigands, de vagabonds, paysans déracinés, ex-prisonniers et tous ceux fuyant l’asservissement. Elles dépendaient de leur environnement sociologique (les États) qu’elles combattaient et servaient tour à tour (en tant que mercenaires).

La question de la violence et de la guerre est analysée en s’appuyant sur les dernières recherches en éthologie, anthropologie et Préhistoire. La guerre est-elle une variable fondamentale du comportement humain ?

« Chez les primates comme chez les hommes de la préhistoire à partir du néolithique il est indéniable qu’il y a de la violence, mais il n’est pas certain qu’il y en ait eu avant de façon significative, ni qu’elle ait été toujours la norme. » (p. 253)

L’analyse de la violence chez les Moriori et les Waorani permet d’appréhender certaines conditions favorables au développement et au maintien d’un groupe violent et guerrier.

Les Moriori se sont établis, entre 1 400 et 1 600 ap. J.-C., sur les îles Chatham, un petit archipel à l’Est de la Nouvelle-Zélande. Descendants des Maori, ils sont des chasseurs-cueilleurs vivant en bandes à effectif réduit, sans hiérarchie, sans structure politique centralisée, sans esclave. À l’arrivée des Européens, la population comptait 2 000 habitants répartis en sept sous-groupes exogames. La filiation était indifférenciée, la parenté inclusive, et leur culture était exceptionnellement pacifique. Leur économie de subsistance était basée sur la chasse aux phoques agrémentée des produits de la pêche, de la collecte de plantes sauvages et de produits marins (coquillages, mollusques, baleines échouées, etc.). Nomades, ils obéissaient aux variations saisonnières, s’installant sur les côtes ou à l’intérieur en fonction de la disponibilité des ressources.

Des traditions orales faisaient état d’activités guerrières et d’agressivité aussi intenses que chez les Maori avant de décider de s’engager dans la voix pacifique. C’est suite à une violente bataille entre deux bandes qu’un chef s’interposa et fit jurer de ne plus jamais se livrer à de telles violences. Les duels s’arrêtèrent dès lors dès la première goutte de sang, les vendettas cessèrent et furent remplacées par l’ostracisation du meurtrier. Malheureusement, Les Maori apprirent l’existence des îles Chatham et y envoyèrent, en 1835, 900 guerriers :

« Les Moriori décidèrent de ne pas résister par les armes et de faire des ouvertures de paix. Sans plus attendre, les Maori tuèrent et mangèrent environ 300 Moriori puis réduisirent le reste en esclavage. »

Les Moriori, à l’origine un peuple aussi belliqueux que les Maori, décidèrent d’œuvrer pour une culture non violente, réprimant l’agressivité et refusant la guerre. « Il faut en déduire qu’il n’existe pas de culture de ce type vouée indéfiniment à la violence. » (p. 255)

Le dernier Moriori est décédé en 1934. Cette histoire témoigne pour toutes les populations pacifiques qui ont disparu du fait d’une culture hiérarchisée, organisée pour la guerre, dont les valeurs sont celles de la conquête violente. « La survivance de petites populations pacifiques et anarchiques, disséminées dans le monde, ne peut s’expliquer que par l’existence de refuges géographiques. » (p. 256)

Les Waorani vivent entre le Napo et le Curaray (Équateur), région inaccessible de jungle, de marais et de vallées profondes. Les Waorani sont les plus redoutables guerriers de l’histoire à côté des cavaliers mongoles, des armées cosaques, des navigateurs vikings, des guerriers comanches.

Ils vivent de la chasse et de l’horticulture. La chasse est une activité masculine et la proie appartient au chasseur qui l’a tuée. Les sous-groupes ont une base territoriale, entretiennent des relations d’hostilité mutuelle et de vendettas prolongées. Au-delà d’un certain degré de parenté, les autres sont des « gens différents ». La parenté est non inclusive.

« Les femmes sont supposées être aussi fortes, agressives et violentes que les hommes. Leur sang menstruel n’est pas polluant, au contraire d’une majorité de cultures qui redoutent cette contamination. Il est vrai cependant, chez les Waorani comme ailleurs, que les hommes tuent plus souvent que les femmes. L’homosexualité est admise et fréquente. » (p. 257)

Chez les Waorani, il n’y a pas de chef et la filiation est indifférenciée, l’autonomie individuelle est la norme, personne ne peut donner d’ordre à personne, pas même les parents à leurs enfants. La coopération et le partage se limitent à la famille proche.

« C’est la réciprocité équilibrée (échange de biens ou de services de même valeur) qui est la règle en dehors de la famille domestique. Le gibier, même quand il est surabondant, n’est pas partagé, et aucune viande n’est donnée aux voisins qui n’ont pas participé à la chasse. » (p. 258)

Une quasi égalité y régnait mais sans la paix : conflits, vendettas, guerres, attaques, homicides, vengeances, représailles et raids incessants se pratiquaient régulièrement.

« Paradoxalement, les Waorani sont grégaires, amicaux entre eux et portés au rire et à la plaisanterie. Ils satisfont ainsi aux ‘conditions de félicité’ de la vie collective quotidienne. Il faut noter une dernière caractéristique de cette culture. Elle est profondément indifférente au monde des esprits et au monde surnaturel, à l’exception de la sorcellerie qui joue un rôle important. » (p. 258)

Les raisons de ces guerres et violences ne sont liées ni à la régulation de la population en fonction des ressources, ni pour le succès reproductif. La violence humaine est très majoritairement le fait d’hommes. Elle est particulièrement présente dans les cultures qui valorisent la prouesse, la bravoure, la discipline, la compétition. Elle est favorisée par les groupements de jeunes mâles (« groupes d’intérêt fraternels ») et est inévitablement impliquée dans les systèmes hiérarchiques à liens forts, transcendants, à expansion territoriale. Mais elle dépend également de contextes environnementaux. L’auteur rappelle que « Le bassin de l’Amazone est une zone de violences endémiques dues à la présence d’empires prédateurs et esclavagistes, inca d’abord, hispanique ensuite, évoquant ainsi, mutatis mutandis, l’histoire de l’Asie du Sud-Est. Une culture de la violence a pu ainsi se propager et se reproduire, témoin par exemple le fameux complexe de chasse aux têtes des Indiens Jivaro et les guerres intertribales des ethnies amazoniennes. » (p. 261)

Les Waorani, comme les Moriori, ont eux aussi changé volontairement leur culture, abandonnant les guerres et les vendettas. C’est que la paix, comme l’égalité, découle d’une décision, d’un principe moral.

La lecture de cet essai, stimulant et passionnant, m’amène à penser que, si nous voulons ré-instaurer une égalité et une paix perdues, il serait bon de nous inspirer de ces groupes anarcho-grégaires non violents. Ce qui signifie qu’il nous faudrait favoriser le partage à la réciprocité, les relations en face à face, la compassion, la compréhension, l’empathie, l’instant présent, la convivialité, le rire, la danse. Mais aussi, briser la fraternité de ces nombreux mâles qui ne cessent de se liguer contre la potentialité révolutionnaire d’une sororité universaliste, anarchiste et pacifiste en nous inspirant de nos cousins les bonobos :

« Lorsqu’un mâle se dispute avec une femelle et qu’il l’attaque les compagnes de cette dernière viennent sur-le-champ à la rescousse et le mâle n’a aucune chance de l’emporter, il doit battre en retraite. De ce point de vue, les femelles sont dominantes, elles sont les plus fortes et peuvent s’opposer victorieusement à la violence masculine. » (p. 239)

Ana Minski

Corrections : Lola