« Il y avait autrefois des hommes capables d’habiter une rivière sans bouleverser son harmonie. »

(Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables)


L’anthropocentrisme[1]1L’anthropocentrisme a été théorisé dès l’Antiquité grecque notamment par Démocrite, Platon et Aristote. est une philosophie, une religion, une représentation du monde qui place l’humain adulte mâle, l’Anthropos[2]2L’Anthropos, nomme l’humain adulte mâle dominant (élite économique, philosophique, politique) qui théorise la supériorité de la nature humaine sur les autres espèces., au centre de la Sauvageresse[3]3Sauvageresse est un mot-valise regroupant les mots sauvagesse, sagesse et paresse. Néologisme synonyme de nature sauvage, celle qui ne travaille pas et qui est irrémédiablement incivilisée. et de l’Univers.

Selon cette conception, l’homme aurait une nature spécifique, des compétences particulières, qui l’excluent des autres espèces et de la nature. Ces compétences ont été établies selon un étalon de mesure : l’humain adulte mâle dominant. C’est d’après ce maître étalon que l’humain est considéré comme le seul être libre et autonome[4]4Référence ici à la conception kantienne qui pense l’homme comme appartenant simultanément à deux mondes : le monde intelligible de la raison, et le monde sensible de la nature. En tant … Continue reading, capable de s’extraire de la « misérable condition naturelle[5]5C’est là un aspect important de l’idéal du projet technophile de Francis Bacon développé dans La Nouvelle Atlantide. », le seul capable de représentation et de conscience réflexive[6]6Peter Carruthers, Phenomenal Consciousness. A Naturalistic Theory, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2000., l’unique sujet, l’unique conscience, de l’Univers. Ce ne sont ni les esclaves, ni les ouvrier.ères, artisan.nes, paysan.nes qui ont conceptualisé l’anthropocentrisme mais une caste d’intellectuels influencés par l’imaginaire de la domination.

Nous disons « l’humain adulte mâle dominant » parce que l’anthropocentrisme, qui ne conçoit la liberté[7]7Nous comprenons par liberté, le fait de pouvoir accepter ou refuser certaines collaborations, de mettre fin à certaines relations, d’aller et venir librement au rythme de nos jambes, de … Continue reading et l’autonomie qu’en se délivrant de la nature et de la biologie, a toujours considéré la femme comme un être soumis à sa nature sexuée de mammifère, l’enfant comme un corps inachevé dépendant du soin des adultes, les artisan.nes, paysan.nes, ménagères, mères et prostituées comme des êtres soumis à leur stricte condition physiologique. Trop charnels, ils ne peuvent qu’être limités cognitivement. C’est l’imaginaire de l’Anthropos, libéré des contraintes de la subsistance grâce au travail des esclaves, qui façonne la réalité matérielle des sociétés anthropocentrées. La réalité de la nature et de ses existants n’est appréhendée qu’à travers la seule perspective de l’Anthropos.

Se prétendre unique, supérieur, que ce soit en force, en autorité, en intelligence, en sensibilité ou en raison, établit nécessairement une frontière intra et inter espèces. Cette frontière imaginaire hiérarchise les êtres et méprise tout ce qui n’est pas assez intelligent, sensible, fort, autoritaire, voire le réduit à l’état d’objet. L’Anthropos, cet être à l’esprit éclairé, s’arroge le droit de penser pour les autres, de les exploiter, de mépriser voire de nier leur spécificité et leur liberté. Il hiérarchise les êtres vivants et les humains : l’adulte mâle est supérieur à la femelle et aux enfants, le mâle dominant est supérieur aux mâles esclaves qui le servent, n’importe quel humain adulte mâle se croit supérieur aux autres espèces, à la nature même. Le maître étalon va parfois jusqu’à considérer tous ces êtres comme des inanimés, sans esprit, sans âme, sans conscience.

Rois, maîtres, bergers de la création, ils inventent une mission « civilisatrice », « progressiste », provoquent des guerres, des compétitions, pour assouvir leur délire démiurgique de créature unique. Tout est bon pour façonner la nature selon ces prétentions de gloire, de supériorité, d’immortalité, de mansuétude, selon cette vision de la « liberté » qui est le rejet de la condition terrestre, de ses limites charnelles, de sa mortalité. Pour y parvenir, il faut anthropoformer tout ce qui peut l’être et la nature n’est qu’un moyen en vue d’accomplir cette fin. Rien ne doit échapper à l’ingénierie qu’ils croient omnisciente et omnipotente mais qui n’est en réalité qu’une mutilation sans précédent de notre incarnation terrestre et de nos potentialités d’autonomie.

Depuis des millions d’années, les Gynhomos[8]8Le premier habitat de l’humain, qu’il soit mâle ou femelle, étant l’utérus de la femme, nous utiliserons le néologisme Gynhomo pour nommer les différents gynhomininés identifiés par … Continue reading développent des techniques pour se nourrir, se vêtir, se protéger des aléas climatiques et des prédateurs, mais aussi pour se divertir et rêver : outils en pierre et en os, bois, écorce, peau, feu, collecte de pigments, de plantes, charognage, pêche, chasse. Ces techniques sont dites égalitaristes parce qu’elles sont accessibles à tous, elles assurent la liberté des individus en répondant à leurs besoins physiologiques les plus essentiels[9]9Les besoins essentiels : se nourrir, se vêtir, se divertir, se protéger, se soigner, rêver, créer.. Les matières premières de ces techniques sont des produits de la nature, aucune stratification sociale, aucune ingénierie n’est nécessaire pour les obtenir. Qui fait quoi, avec quoi, comment et pour qui sont les questions que chaque individu doit se poser pour juger si une technique est autoritaire ou égalitariste.

Des analyses démontrent que l’usage de ces dernières provient, génère, maintient une conception plus horizontale des êtres et de la nature[10]10« Pour certains chercheurs, le monde des idées précède les changements matériels, pour d’autres c’est l’inverse. Nous pensons à titre personnel que les deux vont l’amble, chimère à … Continue reading. Les Gynhomos ne prétendent pas dominer les autres créatures, la nature n’est pas une ennemie à maîtriser, modeler, combattre. Ils vivent dans la nature comme l’ours, la marmotte, le peuplier, l’ortie. Ils acceptent la diversité des êtres, ne prétendent pas penser, ou pas, comme une fougère, et les pierres elles-mêmes méritent attention et respect.

Pour assouvir son idéologie, l’Anthropos a besoin de toujours plus de techniques de domination – comme la domestication des mammifères, l’esclavage, l’extractivisme. Puisque l’homme se croit la seule conscience de l’univers, les objets fabriqués de ses mains, les êtres nés dans des laboratoires, ont plus d’importance que les êtres sauvages qui ne doivent rien à la main de l’homme.

C’est aussi pour ça que le sauvage est synonyme de liberté, il est tout ce qui échappe aux ordres du maître étalon, tout ce qui est capable d’exister sans son intervention, loin de son regard, inutile à ses prétentions. La « liberté » dont rêve le maître est en réalité l’extension de sa propre aliénation, la mise au pas de tout ce qui est sauvage, une artificialisation totale de la nature, un harnachement de tous les êtres vivants. Le laboratoire est son athanor, les atomes son plomb, l’anthropoformation de l’univers sa légende dorée[11]11Référence à La légende dorée de Jacques de Voragine qui raconte la vie d’environ 150 saints ou groupes de saints, saintes et martyr.es chrétien.nes..

C’est parce que la nature est pensée comme un objet qu’il se permet de bricoler dans l’espoir de créer un paradis. C’est de cet espoir, et du refus de s’imposer des limites, que résulte la destruction actuelle du vivant.

Modifier notre manière de percevoir la nature, l’univers, les êtres vivants est primordial. Placer la vie au centre de nos perspectives de subsistance, la vie sauvage, celle qui se déploie hors des laboratoires, qui ne respecte pas les projets d’anthropoformation de la planète, qui est résolument et obstinément inutile au capitalisme, est une priorité pour agir non plus contre ou sur mais avec la nature. L’ensauvagement n’est pas à confondre avec la nature vierge de toute anthropisation. L’ensauvagement est synonyme d’émancipation, d’autonomie, de liberté. La Sauvageresse n’est ni vierge, ni mère, ni putain. Elle ne possède aucune valeur intrinsèque, elle est tout simplement vivante et indépendante. Elle n’a pas besoin de nous pour créer et maintenir la vie.

Pour ceux qui craignent que la disparition de la frontière entre homme et animal nous déshumanise, rappelons qu’elle ne nous a protégés d’aucun génocide. Celles et ceux qui dérangent les projets d’anthropoformation sont animalisé.es pour être plus facilement abattu.es et traité.es comme des nuisibles. Enfin, abolir la frontière n’est pas nier les différences, c’est tout simplement cesser de nous penser plus important.es, cesser de juger les autres espèces et les communautés biotiques selon notre raison, devenue plus rationnelle que raisonnable. Calculer les coûts et bénéfices d’une technique, d’un aménagement, d’une appropriation, est une pensée à court terme, imprégnée de l’idéologie capitaliste, ce système économique qui dévore la planète pour assouvir les besoins de l’Anthropos.

Ana Minski

Relecture et corrections : Lola

References

References
1 1L’anthropocentrisme a été théorisé dès l’Antiquité grecque notamment par Démocrite, Platon et Aristote.
2 2L’Anthropos, nomme l’humain adulte mâle dominant (élite économique, philosophique, politique) qui théorise la supériorité de la nature humaine sur les autres espèces.
3 3Sauvageresse est un mot-valise regroupant les mots sauvagesse, sagesse et paresse. Néologisme synonyme de nature sauvage, celle qui ne travaille pas et qui est irrémédiablement incivilisée.
4 4Référence ici à la conception kantienne qui pense l’homme comme appartenant simultanément à deux mondes : le monde intelligible de la raison, et le monde sensible de la nature. En tant qu’être du monde intelligible, il est un être doué de raison qui peut se donner à lui-même les principes ou les finalités de son agir. Pour atteindre une morale universelle, il lui faut se débarrasser de la subjectivité, soumettre la chair à la raison. On retrouve ici le dualisme cartésien qui oppose le corps et l’esprit. Le corps/nature sensible est l’objet, l’esprit/la raison est sujet. La technique doit soumettre la Sauvageresse à la raison de l’Anthropos comme lui-même doit soumettre le charnel à la raison. Mais quand la raison est dominée par une telle prétention, elle n’est plus raisonnable et ne sait plus que rationaliser dans le sens de mesurer, quantifier selon la loi des coûts et des bénéfices.
5 5C’est là un aspect important de l’idéal du projet technophile de Francis Bacon développé dans La Nouvelle Atlantide.
6 6Peter Carruthers, Phenomenal Consciousness. A Naturalistic Theory, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2000.
7 7Nous comprenons par liberté, le fait de pouvoir accepter ou refuser certaines collaborations, de mettre fin à certaines relations, d’aller et venir librement au rythme de nos jambes, de participer activement à notre subsistance, à toutes les activités dites « domestiques » et plus particulièrement celles qui consistent à prendre soin de nos semblables.
8 8Le premier habitat de l’humain, qu’il soit mâle ou femelle, étant l’utérus de la femme, nous utiliserons le néologisme Gynhomo pour nommer les différents gynhomininés identifiés par l’anthropologie physique.
9 9Les besoins essentiels : se nourrir, se vêtir, se divertir, se protéger, se soigner, rêver, créer.
10 10« Pour certains chercheurs, le monde des idées précède les changements matériels, pour d’autres c’est l’inverse. Nous pensons à titre personnel que les deux vont l’amble, chimère à quatre pattes qui compose avec la réalité matérielle qu’elle crée à chacun de ses pas. C’est pour cela qu’il est important de s’arrêter, de se retourner et de considérer les paysages qui nous précèdent. Apprendre à marcher c’est aussi retrouver des chemins perdus, oubliés, injustement méprisés ou négligés, et mieux honorer la prudence. » (Ana Minski, Sagesses incivilisées. Sous les pavés la sauvageresse !, M-éditeur, 2022
11 11Référence à La légende dorée de Jacques de Voragine qui raconte la vie d’environ 150 saints ou groupes de saints, saintes et martyr.es chrétien.nes.