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Depuis plusieurs années, les collapsologues et autres effondristes sont sur le devant de la scène. Ces experts de l’effondrement sont présents dans les médias, les cercles de pouvoir et les avant-postes du libéralisme…
Pour toute personne qui s’inquiète des mécanismes de l’exploitation et de la marchandisation du vivant, de la spectacularisation de la réalité qui en découle, cette médiatisation sème le doute :
« Dans une société, quand on parle surabondamment d’une certaine donnée humaine, c’est que celle-ci n’existe pas[1]1Jacques Ellul, Ce que je crois, Grasset, 1987, p. 91, in Renaud Garcia, La collapsologie ou l’écologie mutilée, l’Échappée, 2020.. »
Proche des idées d’Ellul, d’Illich, de Charbonneau, de Weil, Renaud Garcia, dans son essai La collapsologie ou l’écologie mutilée, paru aux éditions de l’Échappée, se propose d’en analyser les discours pour en révéler toutes les dangereuses incohérences et inversions.
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La collapsologie est un courant de pensée qui regroupe un ensemble de spécialistes et d’experts de différentes disciplines. Ces derniers prétendent étudier les conséquences d’un effondrement de la civilisation thermo-industrielle dans le but de le gérer au mieux et d’y préparer les populations.
L’effondrement est un « processus irréversible à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi[2]2Définition d’Yves Cochet cité dans Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, … Continue reading.».
« (…) si nos “besoins de base” sont touchés, alors on imagine aisément que la situation pourrait devenir incommensurablement catastrophique[3]3Ibid.. ».
Le délitement de l’autorité centrale, de l’État national qui nourrit, protège, veille sur ses citoyens serait une catastrophe. Cela entraînerait inévitablement une concurrence sans merci entre les humains pour accéder aux besoins de base :
« (…) une période de survie précaire et malheureuse au cours de laquelle l’essentiel des ressources nécessaires proviendront de certains restes de la civilisation industrielle.[…] L’activité quotidienne se résumera à chercher un abri, une eau et une nourriture saines, et à lutter contre le froid[4]4Yves Cochet, Devant l’effondrement : essai de collapsologie, p. 116-117, in Renaud Garcia, op. cit., p. 70.. »
Livrés à eux-mêmes, les humains redeviendraient ces hommes égoïstes occupés uniquement à leurs affaires personnelles. La nature hobbesienne qui prétend que « l’homme est un loup pour l’homme », le mythe du darwinisme social qui stipule qu’à l’état de nature les hommes se livrent toujours à une violente rivalité, mythe sur lequel se fonde le libéralisme, est aussi celui des collapsologues et des thuriféraires de l’effondrement : d’Yves Cochet en passant par Pablo Servigne, Greta Thunberg, Vincent Mignerot.
La fin de la civilisation thermo-industrielle est réduite à une question de vie ou de mort. Il ne peut donc être question ici que de survie. Catastrophisme, nature humaine égoïste esquissent un scénario digne des plus apocalyptiques visions millénaristes. Face à un tel danger comment ne pas être obsédé par l’urgence écologique, comment ne pas réduire son horizon à l’attente de la catastrophe ?
L’effondrement à venir – dans 5, 10 ou 30 ans, selon les experts – nous enferme dans le temps de l’urgence, le « présentisme » qui est « l’expérience angoissante d’un présent perpétuel, dénué d’assise dans le passé, incapable d’ouvrir sur un avenir et pourtant happé constamment par le futur immédiat[5]5Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, La Découverte, in Renaud Garcia, op. cit. p. 30. »
L’histoire des hommes, affectée par les forces de l’argent, du travail, de la marchandisation et de la technologie, disparaît dans le « présentisme ».
Cette manière d’être au monde ne peut pas s’opposer au monde du productivisme marchand et à sa spectacularisation. Bien au contraire, elle en est son acceptation la plus insidieuse. Le présentisme est le temps de la marchandisation, de l’innovation permanente et superficielle, l’abstraction toujours plus poussée de nos vies. Son rythme est régulier et frénétique. Dans ce monde, il n’y a pas de place pour l’imprévu, pour la lenteur, l’arrêt :
« D’où cette forme particulière de division interne (une ‘‘schizochronie’’ pourrait-on avancer) entre un affairement obsédé par un avenir précaire et la réalité d’une situation statique, où la répétition de l’identique englue l’existence jusqu’à la priver de tout horizon[6]6Renaud Garcia, op. cit. p. 34. »
Urgence et efficacité sont les mots d’ordre des « présentistes » matricés au sensationnalisme catastrophique hollywoodien et collapsologien, à la mise en spectacle du réel dévoré par la technologie productiviste marchande. Prisonniers de l’urgence, l’efficacité l’emporte sur la nécessité d’une résistance intellectuelle et quotidienne, le temps long et lent de la réflexion que défend Renaud Garcia :
« Ce n’est donc pas sur le registre de l’efficacité que l’on se positionnera, mais bien sur celui de la pensée. En se soustrayant à toute subordination à la logique de rendement, la pensée retrouve son tranchant et répond à son exigence de consistance. Car tel est le principal grief imputable à la collapsologie : elle correspond à un discours foncièrement inconsistant[7]7Renaud Garcia, op. cit. p. 23. »
Inconsistant, en effet, et pétri de contradictions et d’inversions dangereuses.
Pablo Servigne s’adresse « aux générations présentes » qui doivent se préparer au pire. Pour éviter un avenir à la Mad Max, l’entraide est l’injonction suprême. La contradiction entre la nature égoïste de l’homme et l’injonction à l’entraide inverse le sens de l’histoire. Seules des habitudes de sympathie et de confiance, permettant aux conditions magnanimes de se manifester spontanément, permettent d’éviter l’égoïsme. Ces qualités doivent donc le précéder. Pour les collapsologues, c’est l’inverse. Qu’importe la contradiction, pour ces experts les temps ne sont plus à la division mais à une union transcendant toutes les frontières idéologiques. L’union sacrée des temps de guerre est ainsi invoquée. L’humanité, menacée, n’a pas d’autre choix que d’accepter un Conseil de défense écologique, une « économie de guerre, ou d’exception, prenant des mesures radicales, qui feront des émules chez les voisins[8]8Pablo Servigne, « Avec les mégafeux, le projet moderne a trouvé plus fort que lui », Reporterre, 9 janvier 2020.. » Bill McKibben, fondateur de l’ONG 350.org en 2007, n’hésite pas à « soutenir que l’humanité mène à présent une Troisième Guerre mondiale, et qu’il serait ‘‘raisonnable de se demander, face à la dégradation écologique, si l’aventure humaine n’a pas commencé à faillir et même à perdre peut-être tout intérêt’’ ?[9]9Renaud Garcia, op. cit.,p. 13. ». Que ce soit Cyril Dion, Aurélien Barrau, Vincent Mignerot, Pablo Servigne, Yves Cochet, Greta Thunberg, l’urgence écologique exige la dépossession de notre autonomie physique et intellectuelle. Nous devons, pour le bien de l’humanité, nous accommoder du spectacle qu’offre une jeune fille en grève, les salutations et remontrances qu’elle disperse dans les hautes sphères. Les militants, en bons petits soldats, doivent respecter les règles de cette guerre écologique conduite par les experts.
L’union impose également d’éviter de prononcer les mots qui fâchent :
« Si on pose la déconstruction du capitalisme comme prémisse, on perd d’emblée 80 % des gens[10]10Aurélien Barrau, interview dans l’émission Interdit d’interdire, animée par Frédéric Taddeï sur RT France, 12 juin 2019 in Renaud Garcia, op. cit., p. 21.. »
Un mouvement de grande ampleur est nécessaire, ils ne cessent de le rappeler. C’est que l’effondrement du système économique est lié à l’effondrement du vivant. L’effondrement de l’un entraînerait inévitablement l’effondrement de l’autre. Que devons-nous comprendre ? Soit la critique du capitalisme n’est pas nécessaire parce que l’effondrement du vivant se chargera de lui et, dans ce cas, attendons que le vivant s’effondre. Soit, les deux étant liés, aucun des deux n’est souhaitable ? Quelle que soit l’interprétation, ce discours, incohérent et contradictoire, jette par-dessus bord l’héritage d’une écologie politique critique de l’industrialisme et de la production marchande.
Comme le rappelle l’auteur, le système économique capitaliste dévore tout, la Terre, l’Univers lui-même doivent être exploités à une échelle industrielle et transformés en marchandises. Contrairement à ce que veulent nous faire croire les collapsologues, l’effondrement du vivant n’est pas un obstacle au capitalisme, à la civilisation industrielle. Il est bel et bien une occasion de se refaire une santé grâce aux nouveaux débouchés qu’offrent la transition écologique, le changement climatique et l’extermination du vivant :
Le discours effondriste qui génère angoisse et « présentisme », ce temps de la marchandisation capitaliste, ne se contente pas de faire disparaître le sens de l’histoire, le passé et le futur, il inverse également l’ordre des générations. La jeunesse est exaltée aux dépens des adultes. L’ordre naturel est renversé pour instaurer la loi du progrès, celle qui privilégie, au travail de mémoire, la rationalisation. L’infantilisation des populations se poursuit donc. Après avoir été dépossédés de leurs capacités de subsistance, les aînés sont décrédibilisés, méprisés au profit d’experts toujours plus jeunes. Coupés de la vie ordinaire, de la réalité de l’existence, de la loi naturelle des générations, les enfants se chargent de rééduquer les adultes comme eux-mêmes l’ont été dans une « société normalisée par des procédures impersonnelles ».
D’une part, le sensationnalisme désamorce les résistances les plus sincères en transformant une réalité économique, sociale, écologique en vulgaire spectacle. D’autre part, l’injonction à s’en remettre aux experts accroît la dépendance et l’infantilisation des individus disqualifiant toujours plus leurs capacités innées à participer à leur subsistance. Cette dépendance génère dépression et inertie ponctuées parfois d’actions frénétiques. Ce mal-être généralisé profite au marché du care : yoga, écopsychologie, thérapie de groupe, « travail d’accompagnement émotionnel ». À tout cela s’ajoute le concept de Gaïa, autre ligne de fuite de l’« écologie » des effondristes. L’entraide des collapsologues n’est dans les faits qu’un marché de sentiments maternants qui profitent financièrement aux experts.
Les origines du concept de Gaïa (déesse mère des races divines), défendu par Bruno Latour et repris par les collapsologues, en disent long. Le concept a été développé par James Lovelock qui qualifie la terre de « système cybernétique biologique[11]11James Lovelock, « Gaia as seen Through the Atmosphere », Atmospheric Environment, vol. 6, 1972, p. 579-580, in Renaud Garcia, op. cit., p. 92. ». L’humain est un rouage imparfait de ce système, mais non moins important, puisque « grâce à nous elle est désormais éveillée et consciente d’elle-même. Elle a vu le reflet de son beau visage à travers les yeux des astronautes et des caméras de télévision des vaisseaux spatiaux en orbite[12]12James Lovelock, La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, Flammarion, 1993, p. 171, in Renaud Garcia, op. cit., p. 92. ». Le concept de Gaïa place sur un continuum la machine, le vivant et l’humain, refusant toute idée de nature au profit d’une image maternante.
« Je n’ai jamais cru une seconde au fait que nous étions dans un ‘‘système capitaliste’’, pour la même raison que je ne crois pas que nous ayons une nature[13]13Bruno Latour, « L’alternative compositionniste : pour en finir avec l’indiscutable », in Écologie et politique n° 40, 2010/2, p. 81-83, in Renaud Garcia, op. cit., p. 90.. »
Bien qu’absurde, cette affirmation de Bruno Latour est saluée et reprise dans les sphères intellectuelles. La croyance latourienne l’emporte ainsi sur les réalités économiques et sociales vécues par de nombreuses personnes et longuement étudiées lors des siècles passés. Cette croyance est étonnante, d’autant qu’elle permet de nier un système destructeur et ce qu’il détruit. En une phrase, Latour fait table rase du passé pour remettre au goût du jour le mythe de la Noosphère, renommé Noocène, ce rêve narcissique de fusion qui accueille toutes les hybridités pour dissoudre les frontières entre les êtres et les choses. Ce qu’il affirme, c’est son refus de la séparation fondamentale entre l’homme et la nature, son désir d’être intégré dans l’organisme total, d’être connecté à tous les individus.
« La condition séparée, qui atteste la dépendance de l’individu, une fois né, à l’égard d’une Mère nature avec laquelle il ne fusionnera plus jamais, est source d’angoisse. C’est ce vertige et cette perte, fondamentaux, indépassables, que tentent désespérément de surmonter tous ceux qui cherchent à abolir la scission entre le ‘‘moi’’ et le ‘‘non moi’’[14]14Renaud Garcia, op. cit., p. 117.. »
Le concept de Gaïa et les thérapies de groupe délivrent de toute tension existentielle en assouvissant le fantasme de la fusion produit de l’imaginaire narcissique. Sous le concept de Gaïa se masque la puissance scientifique et technique de la cybernétique, la haine de la nature, de l’esprit fait chair. Gaïa, cette ancêtre des divinités, pourrait bien être le nom d’un projet transhumaniste qui fera plier la nature jusqu’à l’artificialisation intégrale de la vie.
Plus qu’inconsistante, la pensée des effondristes est dangereuse. Elle s’accorde parfaitement au système idéologique et politique qui détruit nos vies et la planète. En refusant toute altérité, elle ne nous permet plus de prendre la mesure de notre liberté. En faisant table rase du passé, elle nous abandonne à la vacuité et à l’angoisse. En nous imposant l’avis de ses experts, elle disqualifie notre capacité à penser. Ses experts auront ainsi tout l’avenir devant eux pour nous faire payer cher les cinq phases du deuil de notre liberté. Ce que les effondristes masquent en réalité, c’est l’opposition entre ceux qui ont le pouvoir, les technocrates, et ceux qui ne l’ont pas. Leurs experts n’ont pour raison d’être que de nous intégrer au système.
C’est pourtant contre le pouvoir des technocrates que l’écologie politique s’est développée :
« (…) si l’homme prétend s’émanciper totalement de la nature, il pourrait bien le payer d’un contrôle social total[15]15Bernard Charbonneau, Feu vert, l’Échappée, p. 77.. » nous écrit Charbonneau.
Aussi, face à cette menace, est-il important de préserver la liberté incarnée, cette liberté qui ne peut exister sans nature et sans passé. Pour autant, l’action pour l’action n’est pas désaliénante :
« Les tristes époques génèrent une fascination pour la pratique, une ardeur activiste, avec des primo-militants qui se considèrent comme des pionniers[16]16Renaud Garcia, op. cit., p. 30. »
« L’action pour l’action n’est en aucune manière supérieure à la pensée pour la pensée, elle lui est peut-être même inférieure[17]17Max Horkheimer, Éclipse de la raison, in Renaud Garcia,Payot, 1974, Renaud Garcia, op. cit., p.23 . »
Le plus sûr chemin, nous rappelle Renaud Garcia, est celui de la résistance quotidienne et concrète à l’abstraction du monde, à l’idéologie de fusion et de puissance qui sous-tend le productivisme marchand. Pour cela, il faut résister aux sirènes mortelles de l’urgence écologique et prendre le temps de connaître ce qu’il y avait avant le capitalisme. Il nous faut renouer avec les usages de nos arrières-grands-parents et se souvenir que « l’auto-organisation politique suppose l’auto-organisation économique et vice versa. On ne peut pas poser la question du pouvoir au peuple sans soustraire notre subsistance aux grandes organisations publiques et privées[18]18« Réveiller les paysans qui sommeillent en nous », tract distribué par des Gilets jaunes tarnais, mi-janvier 2019, in Renaud Garcia, op. cit., p. 65.. »
Résister, c’est retrouver le sens de l’attachement et de la mémoire, la loyauté à l’égard de la vie ordinaire. C’est apprécier des actions simples, retrouver le sens des lieux et des liens que l’on y cultive. Résister, c’est se soucier du monde et tout faire pour rester tout simplement humain.
Enfin, une résistance écologique ne saurait faire l’impasse sur ce que nous enseignent les écoféministes de la subsistance telles que Maria Mies, Claudia von Werlhof et Veronika Bennholdt-Thomsen. Ces dernières, depuis les années 1970, défendent l’idée que les femmes sont les meilleures gardiennes des activités de subsistance qui résistent au monde du travail abstrait et du salariat. S’inspirant des populations du Sud, des alternatives rurales en marge et aux limites du monde marchand, elles théorisent une aspiration à une société juste, non patriarcale et autosuffisante : la perspective de subsistance. Renouer avec le travail traditionnel qui engendre la subsistance, accepter « l’effort de recommencer dans la non-puissance, de vivre contre son temps[19]19Renaud Garcia, op. cit., p. 136. » de manière à provoquer le retour des arts de faire du quotidien, seuls garants de notre liberté incarnée.
Ana Minski
Relecture et corrections : Lola
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