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Les éditions Syllepse ont publié récemment un remarquable essai de Saïd Bouamama, Des classes dangereuses à l’ennemi intérieur. Capitalisme, immigration, racisme, dont voici une première recension.
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L’auteur analyse les politiques de gestion de mobilité des populations pour mettre en lumière l’importance de ces dernières dans l’expansion du capitalisme.
Son analyse démontre clairement que les discours sur l’immigration et le racisme ont pour rôle de maintenir une stratification et une division de la classe ouvrière. La mission civilisatrice a été utile pour obtenir de la main-d’œuvre corvéable à souhait en vue d’une surexploitation généralisée. Les immigrations sont indispensables au capitalisme, elles servent de variable d’ajustement des besoins en main-d’œuvre pour les emplois sous-payés, pénibles et dangereux.
C’est en 1851 qu’est officiellement instaurée la statistique des étrangers en France. Elle est liée à la stabilisation des États-nations européens et à l’émergence de la notion de « nationalité ». La pensée racialiste, développée également au XIXe siècle, s’appliquera, dès sa naissance, aux Bretons, aux Auvergnats, aux Africains, aux Asiatiques, aux Italiens, etc. Son objectif est d’annihiler toutes les résistances au mode de production capitaliste. C’est ainsi que, pour garantir un semblant de paix sociale, les classes dominantes refilent quelques miettes aux anciens travailleurs et mènent des campagnes de recrutement à l’étranger pour accomplir les tâches les plus pénibles et sous-payées.
Le capitalisme, aujourd’hui mondialisé, poursuit sa segmentation du marché du travail selon l’origine des travailleurs. Exode rural, esclavage et colonisation répondent au besoin de matières premières et de main-d’œuvre pour accroître les profits. Les nouveaux arrivants n’ont d’autres choix qu’accepter n’importe quelle condition de travail pour obtenir une carte de séjour, ils occupent toujours les emplois les plus dépréciés. L’immigration choisie est une stratégie économique et politique.
« Les économies avancées peuvent accéder à la réserve mondiale de main-d’œuvre grâce aux importations et à l’immigration[1]1FMI, perspectives de l’économie mondiale 2007, Washington, p.180. »
Quelques dates clés :
1794 : « Avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, à la tour de Babel, tandis que pour la liberté nous formons l’avant-garde des nations[2]2Abbé Grégoire, Rapport sur la nécessité d’anéantir le patois et d’universaliser l’usage de la langue française, Imprimerie nationale, 4 juin 1794, p. 2, in Saïd Bouamama, p. 40. »
Le modèle assimilationniste est affiché dès le XIXe siècle et confié à l’école publique :
1845 : le sous-préfet du Finistère adresse une circulaire aux instituteurs : « Nos écoles dans la Basse-Bretagne ont particulièrement pour objet de substituer la langue française au breton[3]3Cités dans Hervé Abalain, Le français et les langues historiques de la France, Quintin, Jean-Paul Gisserot, 2007, p. 276, Saïd Bouamama, p.41.. »
1850 : « Nous avons à Marseille […] des tribus étrangères qui s’y sont domiciliées à différentes époques, et qui, invariablement attachées à leurs coutumes, ont vécu au milieu des habitants du pays sans se mêler avec eux. Nous rangeons dans cette classe les Israélites, les Catalans et les Grecs. » (préfet des Bouches-du-Rhône)
En 1851, Auguste Chérot, polytechnicien, décrit en ces termes « l’invasion bretonne » : « Ces populations étrangères à notre département, chez lesquelles la malpropreté la plus repoussante est une seconde nature, et dont la dégradation morale est descendue à un niveau effrayant, viennent régulièrement encombrer nos quartiers les plus pauvres et les plus insalubres[4]4Didier Guyvarc’h, « Un manifeste de 1851 contre les immigrés bretons », Sciences sociales et histoire, n°24, 1996, p. 140, Saïd Bouamama p. 27.… »
1881 : un ouvrier sur quatre est un immigré.
1900 : missions de recrutement dans les campagnes bretonnes et auvergnates pour construire le métro parisien : 100 000 bretons et des milliers d’auvergnats.
1905 : « Si vous passez un jour, à l’heure de midi, vers Mont-Saint-Martin ou Villerupt, près d’une des nombreuses cantines italiennes, votre odorat est désagréablement chatouillé par des odeurs d’abominables ratatouilles. Des vieilles sordides, à la peau fripée et aux cheveux rares, font mijoter des fritures étranges dans des poêles ébréchées. Et les bêtes mortes de maladie, à des lieues à la ronde, ne sont pas souvent enfouies, elles ont leur sépulture dans les estomacs des Italiens, qui les trouvent excellentes pour des ragouts dignes de l’enfer[5]5L’Étoile de l’Est du 24 juillet 1905, cité dans Pierre Milza, Voyage en Ritalie, Paris, Plon, 1993, p. 122, in Saïd Bouamama, p. 57. »
Une telle stigmatisation suscite une recherche de l’entre-soi pour survivre, qui elle-même est stigmatisée comme étant du communautarisme. Cette quête d’entre soi, pour se protéger de la peur de la stigmatisation, concerne aussi bien les immigrés de l’intérieur que les immigrés extérieurs.
Ces discours de stigmatisation ont une fonction sociale et politique de division, une fonction économique de surexploitation. Le capitalisme dépossède les paysans de leur terre, transforme les campagnes en zones extractives ou agricoles et les rend dépendants des grands centres industriels. Cette même dépossession s’étend aux peuples colonisés. Dépendance économique et oppression culturelle caractérisent les colonies intérieures avant de s’étendre, de manière plus rapide et brutal, aux colonies extérieures. L’unification du marché national est la priorité des classes dominantes qui méprisent les classes populaires et leurs cultures. La mission civilisatrice a commencé avec ces immigrations intérieures et son discours n’a pas changé : « invasion des barbares », « grand remplacement ».
La prolétarisation du monde est une des conséquences du capitalisme mondialisé. Le nombre de travailleurs industriels ne cesse d’augmenter :
En 1950, la part des ouvriers de l’industrie était de 34 %, en 2010 de 79 %. 83 % de la main-d’œuvre de manufacture dans le monde vit et travaille dans les pays du Sud[6]6John Smith, L’impérialisme au XXIe siècle, Paris, Éditions critiques, 2019, Saïd Bouamama, p. 117..
Au contraire, les emplois agricoles ne cessent de chuter : 73 % en 1960, 48 % en 2007[7]7Bureau international du travail, Indicateurs clés du marché du travail, Genève, BIT, 2007, Saïd Bouamama, p. 118..
Le capitalisme détruit les campagnes, les sols, les cultures, des milliers d’espèces et d’humains pour accroître les profits. Avec l’exacerbation de la concurrence entre les multinationales des grandes puissances économiques de nouvelles barrières sont mises en place pour entraver notre désaliénation collective.
« La construction de l’Union européenne est d’abord et surtout l’accompagnement politique et institutionnel des multinationales européennes dans le processus de compétition sauvage qu’inaugure la nouvelle phase du capitalisme[8]8Saïd Bouamama, p. 174.. »
1985 : les accords de Schengen constituent la base juridico-policière de l’Europe forteresse : visas, sanctions pour les transporteurs qui ne contrôlent pas suffisamment la régularité des documents des passagers, liste commune d’indésirables, échanges d’informations, constitution d’un outil de coopération policière : Europol[9]9Bernard Ravenel, « L’insoutenable ‘‘forteresse Europe ’’ », Confluences Méditerranée, n°5, hiver 1993, Saïd Bouamama, p.124.
L’arrivée des Albanais, en 1991, est utilisée pour légitimer la création de l’agence Frontex, outil de refoulement militarisé des demandeurs d’asile, au mépris de la convention de Genève, du droit international et des propres textes de l’Union européenne[10]10Eva Ottavy et Olivier Clochard, « Franchir les dispositifs établis par Frontex. Coopération policières transfrontalières et refoulement en mer Égée », Revue européenne des migrations … Continue reading.
« Cette politique européenne des visas renforce la scandaleuse inégalité mondiale du droit à la mobilité selon la nationalité. ‘‘Si vous êtes européen vous avez la possibilité de circuler librement pendant trois mois dans 173 pays, si vous êtes russe dans 91 pays, si vous êtes chinois dans 44 pays et au bout de la file vous avez tous ceux dont on parle : les Afghans, les Soudanais, les Érythréens[11]11Catherine Wihtol de Wenden, « Europe et immigration : quelles réponses ? », Les Débats, n°10-11, printemps 2019, p. 23, in Saïd Bouamama, p. 126..’’»
La crise syrienne est instrumentalisée pour légitimer la mise en place, en 2015, des hotspots : cinq en Grèce et quatre en Italie). Ces centres d’enregistrement et d’identification des migrants ne sont pas autre chose que des camps d’internement contemporain[12]12Claire Rodier, « Le faux semblant des hotspots », La revue des droits de l’homme, n°13, 2018, Saïd Bouamama, p.128.. Moyennant compensation financières, ces États deviennent des sous-traitants de la police européenne.
Le non droit des sans-papiers, des immigrés, des réfugiés permet la sous-traitance et l’ubérisation de tous les métiers. Les causes réelles de notre exploitation et de notre aliénation ne sont pas les migrations mais le rapport social inégalitaire. Les êtres vivants ne sont pas des « réserves mondiales » ou des « ressources ». Nous n’avons pas à alimenter le « marché du travail » pour assouvir la quête de profit des classes dominantes et de leur système capitaliste, leur mythe du travail, du progrès et de la civilisation.
Ana Minski
References[+]