Illustration de couverture : Remedios Varo Uranga

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Aude Vidal est une féministe écologiste qui a animé la revue L’An 02. Elle est l’autrice de reportages sur les mondes malais, d’essais critiques sur le libéralisme et d’Égologie.

Dans cet essai, publié en 2019 aux éditions Syllepse, elle analyse l’individualisme libéral qui s’est largement diffusé dans les milieux militants et que nous avons tous, à des degrés plus ou moins importants, intégré. Cet individualisme égoïste mine les luttes anticapitalistes, antiracistes et féministes.

Le mouvement #Metoo, lancé en 2017, a permis de rendre compte de l’ampleur des violences multiples que les hommes exercent sur les femmes et a contribué à donner un nouvel élan au féminisme. De nombreuses idées, revendications et concepts, mis en place par les féministes dès les années 1960 pour penser les différentes oppressions, sont aujourd’hui intégrés aux milieux militants : intersectionnalité, mouvement LGBT, grossophobie, mecsplication, revendications trans, non-binaires, harcèlement de rue, écriture inclusive, violences sexuelles…

Malgré cette forte influence du féminisme, Aude Vidal constate que l’égoïsme est devenu une idéologie politique qui accorde à la subjectivité individuelle une importance plus grande qu’à la lutte collective.

Le féminisme est une lutte pour toutes les femmes et contre toutes les violences – physiques, psychologiques, verbales – qu’exercent les hommes sur les femmes. Il est incompatible avec les nombreux privilèges dont bénéficient les hommes du fait de leur domination. Que cette domination soit consciente ou pas, de nombreuses études démontrent que la vie commune hétérosexuelle bénéficie aux hommes qui profitent du travail domestique de leur compagne. Cette situation d’exploitation plus ou moins acceptée permet aux hommes de mieux réussir que les femmes dont le temps de travail et le salaire sont réduits. Les femmes, rendues dépendantes économiquement, sont plus facilement victimes de l’accaparement de leurs corps par les hommes qui profitent ainsi de services sexuels, domestiques ou reproductifs.

Si les hommes peuvent s’approprier et dominer les femmes, c’est parce que les individus sont socialisés selon qu’ils naissent avec une vulve ou un pénis. L’homme est socialisé de telle manière qu’il pense légitime de s’approprier les femmes. Les femmes sont socialisées de façon à accepter leur asservissement. Cette différenciation binaire des sexes est socialement construite. La société divise les individus selon les deux catégories sexuelles – mâle ou femelle – auxquelles elle assigne un genre masculin ou féminin. Personne n’échappe à ces assignations binaires, elles nous façonnent et nous les intégrons malgré nous. Être une femme, c’est subir cette assignation. Puisque le genre est un fait social, une expérience collective, alors on « ne peut être une femme, quelle que soit sa naissance et son vécu, que quand on est perçue et traitée comme une femme dans la société, quand on a en partage cette expérience avec les autres membres de la classe des femmes. » (p. 53)

C’est pour cela qu’exercer sa liberté individuelle en se définissant non-binaire ou transgenre n’apporte aucune liberté aux autres femmes. D’autant que, comme l’explique l’autrice, la personne qui s’auto-identifie à un genre revendique un genre socialement construit par et pour une société patriarcale. Les non-binaires eux-mêmes tiennent à un pronom plus qu’à un autre. C’est pourtant cette assignation des genres qui doit être combattue collectivement, dans la dimension institutionnelle mais aussi intime.

Cette socialisation genrée valorise les hommes qui occupent l’espace et font preuve d’assertivité. Il est significatif que 80 % des personnes qui laissent des commentaires sur le web sont des hommes. Ils occupent trois fois plus de temps de parole que les femmes. L’espace public lui-même est agencé pour eux et leurs activités qui y sont privilégiées. Au contraire, les femmes sont encouragées à écouter, à être disponibles, à prendre peu de place, à pratiquer des activités plus statiques. Elles sont socialisées pour privilégier le désir des hommes aux leurs et sont les premières à se flageller quand elles ne sont pas disponibles : « égoïste », « tu ne penses qu’à toi », etc. « Quand on aime, on doit dire oui tous les jours… » Les hommes n’hésitent pas à insister, passer en force, argumenter jusqu’à ce qu’elles consentent. Poser des limites entraîne bien souvent la montée en agressivité des hommes. Les études le prouvent, une femme est tuée tous les deux jours en France par son conjoint pour l’avoir quitté ou avoir désobéi.

« Aujourd’hui, le ‘‘trouble dans le genre’’ est de plus en plus visible. L’expérience des personnes intersexes, transsexuelles et transgenres enrichit les luttes féministes en dévoilant l’artificialité des assignations de genre. Cet apport enthousiasme ou inquiète mais c’est bien l’absence de trouble et une binarité très marquée depuis cent cinquante ans qui étaient problématiques. Et qui le redeviennent. » (p. 43)

L’objectif final n’est donc pas d’être à l’aise avec son identité de genre, mais bien d’abolir le genre. Quand le souci de soi et l’émancipation individuelle remplacent l’activisme politique, les termes de l’action collective perdent de leur évidence.

« Aujourd’hui, au contraire, l’aspect collectif des luttes semble céder le pas à une vision très individualisée du genre, perçu non plus comme l’appartenance à une classe de personnes prises dans des ‘‘rapports sociaux de sexe’’ mais comme une identité fortement individualisée. » (p. 22)

L’auto-identification, l’importance accordée à la concordance entre les stéréotypes et le genre vont à l’encontre des revendications féministes :

« Il est désormais courant d’interpréter chez des enfants les déviances d’avec les stéréotypes de genre comme une identité trans que des adultes bienveillant.es pourraient les aider à affirmer.  […] En postulant que des petites filles aux cheveux courts et aux genoux écorchés sont vraiment des garçons manqués qu’il faudrait aider à accomplir, des personnes certainement bien intentionnées réduisent d’autant le prisme des libertés dont devraient jouir les petites filles et produisent des injonctions dont les conséquences peuvent être graves si, après tout, les enfants en question sont cissexuel.les » (p. 44 et 45)

L’injonction à l’inclusivité dans des milieux tels que les établissements d’accueil pour femmes victimes de violence ou les prisons pour femmes, pose de nombreux problèmes : « D’autant quand le stade de la transition est peu avancé ou qu’elle est douteuse. Une divergence d’intérêts ne peut pas s’imposer aux femmes qui ont aussi leur mot à dire. » Pourtant, lorsque les femmes refusent cette injonction à l’inclusivité elles sont insultées et agressées : le 8 février 2017, la bibliothèque de Vancouver a été saccagée ; le 13 septembre 2017, la féministe Maria MacLachlan a été agressée à Londres par une activiste trans.

Si la bienveillance vient de la culture féministe, en réaction à un virilisme gauchiste, elle ne doit pas devenir un but en soi.

« Le féminisme nous aide à combattre les inégalités entre hommes et femmes, pas à construire des bulles de confort dans un monde qui va mal et qui fait mal. » (p. 31)

L’importance accordée à l’empowerment fait disparaître les dimensions collectives derrière une entreprise de développement personnel.

« Quelles solidarités bâtir si les luttes féministes, anciennement consacrées à la lutte contre l’oppression des femmes (de couleur et blanches, lesbiennes et hétéro, transsexuelles et cissexuelles, etc.) se réduisent au cheminement d’individus singuliers ‘‘travaillant sur soi’’ à la recherche d’une identité qui leur convienne ? » (p. 49)

Identifier les différentes oppressions selon la classe, la race, le sexe ne doit pas donner lieu à leur hiérarchisation. C’est pourtant ce que font de nombreux militants en affirmant l’existence d’un privilège « cissexuel ». Selon cette affirmation, les femmes seraient privilégiées par rapport au trans. Pourtant, les femmes n’ont pas choisi d’être socialisées pour devenir des femmes. Ce sont les autres qui, par la discrimination et le harcèlement, nous renvoient cette identité.

Difficile de rester indifférentes lorsque des camarades conjuguent « (…) leurs privilèges masculins (être perçu et rémunéré comme un homme dans le cadre du travail, par exemple) avec la liberté d’exprimer ce qu’ils considèrent être leur féminité en portant des robes dans les soirées féministes non-mixtes – quitte à choquer certaines participantes, elles à qui sont imposées depuis l’extérieur et sans leur accord les difficultés d’une ‘‘vie de meuf’’ et qui font partie malgré elles de celles ‘‘que les hommes cherchent à s’approprier’’. » (p. 48)

Hiérarchiser les oppressions, c’est les mettre en concurrence au lieu d’en accepter les différences et les spécificités. Cela nous empêche d’œuvrer collectivement pour respecter la spécificité d’une ou plusieurs oppressions liées à la classe, la race, le sexe.

À ce refus de prendre en compte les besoins des femmes, s’ajoute le mythe du soi-disant « libre choix » des prostituées.

« Les ‘‘travailleurs et travailleuses du sexe’’ jouissent d’une grande aura dans les milieux radicaux qui reprennent cette expression banalisant la prostitution en ‘‘travail’’ et suggérant qu’hommes et femmes qui en vivent partagent un sort commun. Les hommes sont moins nombreux et ont un rapport moins contraint à la prostitution. Il n’y a pas non plus de symétrie du côté des acheteurs, presque exclusivement des hommes. Il est légitime de s’indigner de la violence spécifique et de certaines dispositions dont les personnes prostituées sont victimes : avant la pénalisation des clients votée en 2014 et remise en cause depuis, le régime autorisait l’exercice de la prostitution, en retirait des bénéfices via la fiscalité mais en rendait ses conditions toujours plus pénibles et dangereuses. Entre interdiction du racolage passif entre 2003 et 2013 et qualification en proxénétisme de toute solidarité entre prostituées, le droit français a montré qu’il est possible d’accepter la prostitution tout en pourrissant la vie des prostituées. » (p. 66)

De nombreuses féministes le répètent depuis des décennies, la prostitution n’est pas un travail. Les conséquences du système prostitutionnel sur toutes les femmes sont catastrophiques. La souffrance des femmes prostituées et pornographiées est documentée par de nombreux témoignages. Les incidences sur les autres femmes sont également importantes. Il y a celles qui veulent s’en distinguer en étant plus vertueuses, pures, vierges, et celles qui tentent d’atteindre les performances sexuelles vantées par les hommes clients des viols tarifés que sont la pornographie et la prostitution. Les hommes n’hésitent pas non plus à faire du chantage : « si tu ne veux pas, je vais voir une prostituée ». Les pays qui ont légalisé la prostitution sont également les pays où les violences envers les femmes ont considérablement augmenté.

La prostitution est une violence qui met le corps des femmes au service des hommes. Pas étonnant donc que le groupe politique le plus audible dans le débat français sur la prostitution, prétendant représenter les travailleurs et travailleuses du sexe, soit majoritairement masculin. Lire à ce sujet l’excellent article du CAPP sur le Strass (syndicat du travail sexuel).

La parole des hommes est toujours plus valorisée que celle des femmes. Ce sexisme ordinaire concerne aussi les milieux militants où des hommes n’hésitent pas à s’accaparer le discours des féministes pour briller :

«  (…) il y a beaucoup plus utile à faire pour un homme que de prendre la tête des groupes féministes : parler aux autres hommes, témoigner de sa position privilégiée, prendre parti pour les femmes sans pour autant les défendre comme des chevaliers blancs ni exiger qu’elles leur rendent grâce. Alors que beaucoup d’associations féministes mixtes leur restent ouvertes et qu’il ne leur est jamais venu à l’idée de les investir, beaucoup d’hommes au contraire récusent la position marginale qui leur est proposée… Ils tiennent à faire valoir leur avis sans remarquer qu’ils prennent toute la place dans la discussion. Leur propos monte très vite en abstraction, ils théorisent à tour de bras, font des questions de genre un enjeu intellectuel, pour ne pas dire un jeu de l’esprit. Ou bien ils manient de grandes notions qui méritent des majuscules : Liberté, République, Égalité, etc. On les sent peu à l’aise avec ce féminisme qui a donné une importance nouvelle à des questions personnelles, petites et quotidiennes, dédaignées par les grands hommes et dont ils tentent à nouveau de nous déposséder, serait-ce violemment. Ils utilisent une forme de discours associé à la masculinité et plus valorisé chez des hommes que chez des femmes. Ils refusent toute empathie et font preuve d’une grande assertivité… Ils sombrent dans tous les clichés de l’expression masculine en faisant de la parole un enjeu de pouvoir des hommes sur les femmes. Les féministes qui reçoivent ce genre de réponses, de la part d’hommes s’affirmant plus féministes que les féministes, sont confortées dans leurs premières réserves sur l’impossibilité d’inclure les hommes au mouvement. » (p. 83) …

Beaucoup d’hommes qui militent et sont perçus comme proféministes exigent de décider à la place des féministes de ce qui compte, des priorités de leur action et des objets auxquels il ne faudrait pas toucher. Ces hommes, qui refusent de sortir un peu d’eux-mêmes pour penser avec d’autres, ne peuvent être des alliés. Ils utilisent le discours féministe pour se mettre en avant et se sentir supérieurs aux autres hommes. Mais à la moindre contrariété, ils révèlent leur imposture et n’hésitent pas à abuser. Les témoignages ne manquent pas. Aucune femme, même dans le milieu militant, n’est à l’abri d’une attitude sexiste, dominatrice ou prédatrice.

Les féministes « ont souhaité établir seules les priorités de leur mouvement et que personne ne leur dise ce qui est important dans une vie de femme et ce qui ne l’est pas. Travail ménager, sexualité, emploi, violence… elles ont apporté dans l’espace public des sujets divers dont certains étaient considérés comme anecdotiques. Elles ont refusé que des groupes qui ne vivent pas l’exploitation, les violences et les discriminations décident à leur place des priorités de leur action. Il est difficile en effet pour un homme de saisir tout ce que vivent les femmes. » (p. 79)

La non-mixité est une nécessité pour libérer nos colères, nous protéger et consolider une solidarité révolutionnaire afin d’œuvrer collectivement contre toutes les violences des hommes qui veulent nous silencier, nous invisibiliser, nous rabaisser, nous asservir, nous exploiter, nous violer, nous tuer.

L’essai d’Aude Vidal est courageux et très accessible. Il est un livre indispensable pour comprendre les dangers actuels qui menacent les femmes et les féministes abolitionnistes du genre et de la prostitution. Ces dernières sont agressées depuis plusieurs années à chaque manifestation du 8 mars et régulièrement menacées via les réseaux sociaux. Un harcèlement et une censure très inquiétants sévissent actuellement contre de nombreuses femmes.

Ana Minski