Image de couverture : Mozambique Crédit photo : Maria João Arcanjo

Entretien publié sur le site Révolution féministe autour des sujets que j’aborde dans mon essai Sagesses invicilisées, sous les pavés la sauvageresse ! publié chez M Éditeur.


Francine Sporenda : Vous rappelez dans votre livre que l’une des dualités fondamentales sur lesquelles fonctionne la pensée dans les sociétés occidentales, c’est l’opposition mâle/femelle qui renvoie aux oppositions entre culture/nature, humanité/animalité, etc. Pourquoi selon vous la femme est depuis des millénaires assimilée à la nature et à l’animal ? Qu’est-ce qui est vu comme plus naturel et animal chez elle que chez l’homme ?

Ana Minski : La femme est celle qui met au monde et qui allaite, comme tout mammifère. C’est pour ces raisons que l’allaitement en public est très mal perçu dans nos sociétés, il rappelle que les seins de la femme ont une fonction biologique.

Les humains font partie des mammifères, de l’ordre des primates, mais dans nos sociétés les hommes méprisent notre condition animale. Les animaux sont considérés comme des corps dénués d’esprit et d’intelligence, incapables d’échapper aux lois de la nature.

La maternité rappelle à l’homme qu’il est fait de chair et de sang, qu’il est né du corps d’une femme et qu’il est mortel. Lui-même ne pouvant donner naissance, il dépend de la femme pour se reproduire. S’il veut contrôler sa propre reproduction, il lui faut donc asservir la femme. 

C’est la réalité biologique de la femme, le fait qu’elle porte l’enfant à naître, qui a permis de l’assimiler à la nature. Dès l’antiquité grecque, l’homme a assimilé la femme et l’animal à la nature pour mieux s’en dissocier.

Par opposition, il serait le seul être intelligent, raisonnable, spirituel. Pour le bien de tous, il décide d’être le maître de la femme, des animaux et de la nature. Cette hiérarchisation valorise celui qui veut agir sur/contre la nature. Le seul sujet pensant et agissant reconnu est l’humain adulte mâle dominant. Ce même discours infériorise les enfants, les esclaves, les étrangers.

La socialisation des humain.es, selon qu’elles ou ils naissent avec une vulve ou un pénis, permet de reproduire ces oppositions et de renforcer la domination masculine.

Cette différence sexuelle, indispensable pour la reproduction sexuée des mammifères, et le rôle de chacun des deux sexes pour la reproduction, étaient connus des humain.es du Paléolithique. Comme en témoignent les représentations animales du Pléistocène, nos ancêtres étaient de très fins observateurs. Ce n’est donc pas la découverte du rôle des hommes dans la reproduction qui est à l’origine de cette domination et de ces dualismes.

La domination d’un sexe sur l’autre est le résultat d’une volonté d’asservir. Dominer procure plusieurs avantages dont celui de se dispenser des tâches les plus fastidieuses, quotidiennes et répétitives nécessaires au maintien de la vie charnelle. En asservissant les femmes, les hommes peuvent également assouvir leurs fantasmes sexuels, contrôler la fécondation et se prétendre supérieurs à tout autre. Il est facile de s’adonner à des élucubrations intellectuelles quand c’est une esclave qui lave votre linge sale.

Lorsqu’on étudie les communautés de primates, on constate que la violence est très majoritairement le fait des mâles tandis que les soins apportés aux enfants sont très majoritairement le fait des femelles. Chez les humains, les hommes se sont aussi approprié la chasse avec arme tranchante ou perçante. Il semble donc qu’il existe une potentialité agressive et un désir de domination plus forts chez les mâles que chez les femelles humain.es. La grande diversité culturelle qui caractérise les humain.es confirme cependant l’importance de la socialisation, et plus largement de la culture, dans le contrôle de cette violence. La domination masculine peut être valorisée, comme c’est le cas dans notre civilisation, ou condamnée. Les Waorani, par exemple, ancien peuple guerrier, ont décidé de changer volontairement leur culture, abandonnant les guerres et les vendettas. La paix, comme l’égalité, découle d’une décision, d’un principe moral. Ce qui signifie que les hommes pourraient s’ils le voulaient… mais ils ne le veulent pas, ils perdraient trop d’avantages.

La masculinité hégémonique qui privilégie la rivalité, l’agressivité, l’individualité, l’esclavage et la mise à mort est responsable de l’extermination actuelle du vivant, sauvage et domestique. Cette masculinité dédaigne les qualités attribuées au féminin : la douceur, l’empathie, la passivité, la coopération, le laisser-faire, etc.

L’anthropocentrisme, idéologie résultant de cette domination, considère que tout ce qui ne naît pas de la main de l’homme doit être réifié, exploité, manipulé ou anéanti.

FS : Vous définissez la domination masculine par la domestication du vivant. Pensez-vous que la domestication des femmes a précédé toutes les autres (animaux, esclaves et indigènes, ressources naturelles) ou que la domestication animale a permis et servi de modèle à celle des femmes ?

AM : Il ne me semble pas possible, à l’heure actuelle, d’affirmer que la domination masculine a précédé la domestication. Il faudrait peut-être envisager une co-évolution entre domestication et domination masculine.

L’objectif de la domestication est de rendre les espèces plus dociles pour les exploiter et les consommer, ce qui implique de castrer les mâles, de sélectionner les individus pour la reproduction, d’imposer des mâles sélectionnés à des femelles sélectionnées, de retirer très tôt les petits et de tuer ceux qui ne sont pas conformes aux souhaits de l’éleveur. La domestication est un ensemble de techniques de domination violentes qui impliquent la capture et le confinement des animaux en vue de les transformer en esclaves et marchandises.

Au Paléolithique, rien ne permet d’affirmer l’existence d’une domination masculine. Des changements sont par contre visibles dès les premières traces confirmées de domestication. Les analyses iconographiques montrent ces changements : au moment où se développe la domestication des autres animaux, la figuration humaine, et masculine plus particulièrement, devient plus présente et plus imposante. Tandis qu’au Paléolithique la représentation horizontale est privilégiée, au Néolithique c’est la verticalité qui s’impose. Chez les peuples indigènes, dont le passage à l’élevage est documenté, un changement idéologique est également avéré : la filiation prend le dessus sur les esprits garants de l’ordre du monde.

Des peuples chasseurs actuels, sans domestication, ont adopté des mythes provenant de peuples cavaliers des steppes et qui valorisent une filiation masculine. Les mythes des peuples domesticateurs peuvent donc modifier une conception du monde sans que la domestication elle-même soit pratiquée. Les objets échangés ont également un potentiel de transformations symboliques, non seulement par ce qu’ils impliquent comme investissement personnel, mais aussi pour les analogies auxquelles ils participent. Cela montre bien que les récits et mythes sont tout aussi importants que les techniques. C’est pour cela que les peuples indigènes actuels, qui ont tous été confrontés à l’imaginaire patriarcal qui fonde les civilisations, ne peuvent être comparés aux humain.es du Paléolithique qui ne pratiquaient pas la domestication.

Une chose est certaine, la domestication des autres animaux a participé à gonfler l’orgueil des hommes, leur prétention sur les femmes et la nature en leur permettant d’expérimenter et de manipuler des êtres de chair et de sang. Réifier des êtres vivants n’est pas sans conséquence sociale, symbolique et morale. Rien d’étonnant donc à ce que les expérimentations menées sur les autres animaux soient inexorablement menées aussi chez les humain.es. La castration sur les hommes, par exemple, a été pratiquée dans différentes civilisations – eunuque, castrat. Le contrôle de la sexualité et de la reproduction des esclaves et des femmes est aussi pratiqué depuis des millénaires. Archéologiquement, cela semble prendre de l’ampleur à partir de l’âge du bronze. Les colonisations de l’Occident ont été un terrain d’expérimentations particulièrement atroces pour le contrôle du « cheptel » humain arraché à l’Afrique.

La zootechnie, fondée au milieu du XIXe siècle, va établir les bases théoriques de la science de l’élevage intensif et concentrationnaire, rationaliser les techniques d’élevages pour en augmenter la productivité. L’élevage scientifique est orienté, depuis des décennies, vers la sélection génétique. En France, c’est la loi de 1966, dite « loi sur l’élevage », qui permet à l’État de mettre à profit les travaux de l’INRA en matière d’amélioration génétique. Le but est de contrôler et produire ce qui est le cœur de la sphère domestique : l’alimentation et la reproduction.

L’INRA développe de nombreux projets qui valorisent la « voie mâle ». Pour que les femelles produisent plus de lait, les chercheurs boostent génétiquement le mâle, comme si le mâle était celui qui produisait le lait. Cela rappelle une ancienne conception de la reproduction qui prétendait que c’était le sperme des hommes qui, par la pénétration, transformait le sang des femmes en lait. Les chercheurs de l’INRA ne cessent de proposer des mâles génétiquement sélectionnés, annonçant dans chaque tablette de présentation que le fruit de leur travail servira à des transferts de connaissances vers l’être humain. D’autres expériences, en vue d’améliorer la fécondité chez les femelles, ou de les stériliser, sont à l’origine des différents traitements hormonaux et de la FIV. La naissance du premier « bébé-éprouvette », le 24 février 1982, est le résultat des recherches de Jacques Testart, ancien chercheur à l’INRA devenu biologiste. Ces expérimentations génétiques finissent donc toujours par être pratiquées chez les humain.es et plus particulièrement chez les femmes. Les conséquences sont désastreuses pour les individus et pour la société, comme cela se confirme aujourd’hui avec l’élargissement de la reproduction artificielle aux humain.es. (Lire à ce sujet Ventres à louer coordonné par Ana-Luana Stoica-Deram et Marie-Josèphe Devillers).

Les féministes des années 60 et 70 ont revendiqué le droit à ne pas être mère, à contrôler leur fécondité, à avorter quand elles le souhaitent. Depuis plusieurs années, des féministes dénoncent les violences obstétricales et l’accouchement à l’hôpital. Le corps médical s’est constitué et développé sur la misogynie intrinsèque à la société patriarcale.

Avec le développement des techniques de reproduction artificielle, une nouvelle forme d’appropriation des femmes est en train de s’imposer. Comme pour l’élevage intensif des vaches, le forcing médical procréatif commence. L’appropriation par le corps médical de l’IAD (Insémination Artificielle avec Donneur) va permettre le développement de la PMA (Procréation Médicale Assistée), de la FIV (Fécondation In Vitro) et enfin de la GPA (Gestation Pour Autrui). Jamais le corps scientifique ne s’est aussi bien approprié la fécondité des femmes. Avec la stimulation de la production d’ovocytes, extraits du corps de la femme sous anesthésie, les cocktails d’hormones, la sélection des embryons, la fécondation in vitro, la mère risque fort d’être invisibilisée et mise à l’écart de la « gestation » (autre mot provenant de l’élevage). Il est plus facile de contrôler une éprouvette que le ventre d’une femme, quoique, méfions-nous, certains sont toujours admiratifs de l’expérience des vaches hublots. 

Comme l’expliquent les féministes qui dénoncent depuis des décennies la PMA et la GPA, la maternité est aujourd’hui morcelée : il y a celles qui vendent leurs ovules et celles qui portent l’embryon jusqu’à l’accouchement avant de le vendre aux client.es. Tout cela introduit une nouvelle division entre les femmes. Ce n’est plus la mère de l’enfant qui prend la décision mais les client.es. Ce n’est plus la femme qui donne naissance qui est « mère ». Dans la novlangue, la maternité devient la « parentalité ». Il n’y a plus ni « mère » ni « femme », il y a des « parents 1 et 2 », des « individus enceints », etc.

Porteuse ou d’intention, c’est en tant que mère que la femme doit s’accomplir jusqu’à ce que la science parvienne enfin à créer l’utérus artificiel. Le vivant doit être issu des expériences de laboratoire, voilà où se cache l’immaculée conception.

Le morcellement du corps des femmes, la suppression du mot « femme » et « mère » qui s’impose actuellement, sont tout à fait similaires au morcellement et à la suppression de tout ce qui compose la nature pour le bénéfice de la « voie mâle », de l’artificialisation totale du vivant.

Ce que nous devons avant tout défendre, coûte que coûte, c’est notre individuation féminine, notre capacité à riposter, à dire non, à être agressive quand cela est nécessaire pour ne plus laisser les hommes contrôler notre fécondité, notre sexualité, nos émotions et nos imaginaires.

FS : Vous rappelez que l’héritage des biens du père par le fils, et l’établissement de la propriété et de la filiation agnatique (c’est-à-dire en ligne masculine) que cela implique supposent le contrôle des hommes sur le corps et la sexualité des femmes: la paternité est un concept social qui ne peut exister si l’homme n’a pas l’usage sexuel exclusif de sa partenaire. Pouvez-vous commenter sur l’importance de cette instauration de l’institution paternelle dans l’établissement du contrôle masculin sur la sexualité féminine et des sociétés androcentrées ?

AM : L’appropriation du corps des femmes pour la reproduction et le contrôle des lignées est avérée dès l’apparition des cités-États.

Pour être certaine que l’enfant est bien celui de l’époux, l’institution du mariage enferme la femme dans la sphère domestique, aucun autre homme que le mari ne doit accéder au sexe de l’épouse. La fidélité de l’épouse est élevée en vertu suprême. La femme est le réceptacle de la semence masculine, elle se doit d’être mère. L’enfant, pour être reconnu par ses pairs, doit être reconnu par le père. Sans la reconnaissance paternelle, l’enfant et la mère seront méprisés par l’ensemble de la société. Cette conception du couple est celle de l’élite qui s’invente une hérédité divine pour justifier sa domination. Elle se répandra, au fil des millénaires, à toutes les classes sociales.

Ce n’est pas un hasard si, dès l’Antiquité, l’utérus a été considéré comme dangereux, voire néfaste. Les mystères de la fécondation et de la gestation ont longtemps échappé au contrôle des hommes. La naissance est plus dangereuse que la mise à mort. Le nouveau venu a toujours quelque chose d’effrayant, les fils peuvent tuer ou déshonorer le père, remettre en question l’ordre établi, être l’incarnation d’un ancêtre qui désire se venger. Chez certains peuples, la plupart des nouveaux-nés sont considérés comme dangereux et sont enterrés vivants.

Réduire la femme à un simple réceptacle permet aux hommes de justifier l’appropriation de la fécondation aux fins de maintenir une hérédité paternelle « saine ». Tout ce qui échappe au contrôle du domesticateur est réifié en vue d’être étudié, manipulé, transformé et, dans le capitalisme patriarcal, vendu.

Le contrôle de la fécondité des femmes permet à la patrie de croître et de prospérer. Dans une société patriarcale, les techniques, les sciences, l’urbanisation, la symbolique sont des enjeux politiques, symboliques et économiques. Toutes ces techniques sont donc androcentrées, autoritaires, agressives, démiurgiques et misogynes. Le corps de la femme doit être entravé et détruit pour s’émanciper des lois biologiques naturelles. En attendant d’y parvenir, le patrimoine, l’immortalisation des « grands » hommes, défie le cycle biologique de la vie et de la mort en matérialisant dans l’espace de la cité la gloire éternelle de la lignée patriarcale et de son hégémonie. Aucune technique n’est neutre. Une critique des techniques est donc nécessaire pour nous libérer de la domination masculine et mettre fin à son corollaire, la destruction de la nature. 

La femme mariée doit aussi être sexuellement disponible. Pour rendre acceptable cette situation de viol conjugal il faut rendre les autres situations plus effrayantes. Une femme qui ne peut se marier doit donc rester vierge sous peine de subir l’infamie de la prostitution. C’est aussi de cette manière que les femmes ont longtemps été tenues écartées des décisions politiques. Soit elles sont confinées dans la sphère domestique – alimentation, sexe, reproduction -, soit elles sont cloîtrées dans la sphère religieuse, soit elles sont violées plusieurs fois par jour par les clients prostitueurs.

L’institution du mariage, et du couple hétérosexuel moderne, permet également de bénéficier du travail gratuit effectué par les femmes, comme l’ont justement analysé plusieurs féministes (Silvia Federici, Christine Delphy, Maria Mies, entre autres). Ce travail gratuit est indispensable pour permettre au mari, au conjoint, de se consacrer à d’autres activités comme celle de parader dans la sphère publique. L’exploitation de la reproduction des femmes fournit également à la nation la force de travail dont elle a besoin pour asseoir sa puissance économique et politique. À ce sujet, un excellent documentaire est diffusé actuellement sur ARTE, L’histoire oubliée des femmes au foyer.

FS : Il y a actuellement un engouement au sujet des sociétés de chasseurs-cueilleurs, censées être par définition égalitaires, non sexistes et non destructrices de l’environnement. Des travaux d’ethnologues concernant les rares sociétés de ce type existant encore mettent néanmoins en évidence que, si certaines de ces sociétés semblent en effet assez égalitaires, d’autres sont nettement patriarcales. Et sur la base de témoignages sur les tribus indiennes vivant sur le territoire actuel des États-Unis, écrits par les premiers colons européens arrivés sur ce territoire, des groupes de chasseurs-cueilleurs–les Apaches et les Comanches par exemple–s’affrontaient régulièrement dans des raids meurtriers, réduisaient déjà en esclavage leurs ennemis qu’ils capturaient, et les Comanches massacraient les bisons, pratique très aggravée évidemment dès que les colons leur ont fait découvrir le cheval et le fusil : d’après ces témoignages, il semble que ces chasseurs-cueilleurs là étaient aussi des guerriers. Que pensez-vous de cette image peut-être un peu idéalisée–égalitaire, non patriarcale–des chasseurs-cueilleurs ? Est-ce que le fait que ces groupes n’endommageaient pas l’environnement n’est pas dû au moins en partie à leur faible nombre et au caractère limité de leurs moyens techniques ?

AM : Il me semble dangereux d’idéaliser les chasseurs-cueilleurs, tout comme il est dangereux d’idéaliser le Paléolithique. Il n’y a pas de paradis perdu, le paradis n’existe pas, ni sur terre ni ailleurs. Le paradis est une invention patriarcale qui justifie les pires coercitions et manipulations, c’est un idéal au service du progressisme et du transhumanisme. Des conflits, il y en aura toujours. Ce qu’il nous faut apprendre c’est comment les gérer pour qu’ils ne se transforment pas en meurtres, vendettas, guerres, apocalypse.

Les peuples indigènes, longtemps méprisés, ont conservé des connaissances importantes permettant de vivre de manière plus sobre et bien plus respectueuse de la nature. Le désastre écologique actuel participe à modifier le regard que nous leur portons, ce qui est une bonne chose. Certains d’entre eux, malgré les génocides dont ils sont encore victimes – la colonisation est toujours en cours et parfois sous couvert de protection de la nature – ont su conserver une autonomie que nous avons perdue. Malheureusement, la cohésion sociale n’a pu se maintenir qu’au prix de l’inégalité homme/femme.

Certains peuples ont également une vision du monde différente de la nôtre. Ceux qui pratiquent encore l’animisme, par exemple, considèrent que la matière elle-même possède une âme. Certains lieux sacrés ne peuvent être exploités. Ils nous aident à remettre en question l’anthropocentrisme, l’impérialisme, la mission civilisatrice de notre culture qui causent de nombreux massacres. Comme toutes les espèces, de la fourmi au castor, leurs activités de subsistance participent à l’évolution de l’environnement. Il n’existe pas de nature vierge mais il existe encore des terres et des animaux sauvages, c’est-à-dire qui ne sont pas domestiqués par l’homme mais qui peuvent être modifiés par la co-évolution des espèces, dont l’humain fait partie. Cela n’a rien à voir avec la guerre que mène notre civilisation contre le sauvage, contre les femmes et tout ce qui échappe à son contrôle. Je pense notamment aux Palawan, aux Cuivas, aux pygmées Baka chez lesquels les femmes décident ou non de garder l’enfant. Bien qu’il y ait un partage sexuel des tâches, le viol y est formellement interdit et les hommes participent au soin des enfants. Une inégalité homme/femme, du fait de ce partage sexuel des tâches y existe, mais les proportions qu’elle a prises dans notre culture sont tout simplement abominables: prostitution, pédo et pornocriminalité, féminicides… Sans idéaliser les peuples chasseurs-cueilleurs nous devons tout de même admettre que notre culture est d’une violence inouïe.

L’image de l’humain.e préhistorique en proie à une nature hostile est un mythe pour valider une vision évolutionniste et finaliste de la société : du plus sauvage au plus civilisé, du plus brut au plus policé. La Préhistoire serait l’enfance de l’humanité, la civilisation son âge adulte, synonyme de puissance, sagesse et raison. Cette vision de l’évolution a surtout participé à mettre les peuples sous la tutelle des États, du capitalisme et de l’industrie pour servir le projet démiurgique de la civilisation. 

Cette tutelle ne s’est pas imposée sans violence et résistance. Le vol des terres via les enclosures, au Royaume-Uni, a été soutenu par la chasse aux sorcières mais aussi combattu par des révoltes paysannes. En France, les paysan.nes ont été expatriés vers les colonies ou appauvri.es pour les obliger à quitter les villages et travailler dans les usines. La baisse de la natalité française au début du XIXe à aussi poussé l’État à mener une campagne de recrutement massif auprès des paysan.nes et chez les peuples voisins pour alimenter en main d’œuvre les usines et la construction du métro parisien, par exemple. Le vol et l’appauvrissement généralisé sont la condition sine qua non pour obliger les femmes, les enfants et les hommes des classes inférieures à travailler dans les mines, dans les usines, en tant que domestiques, femmes de ménage, prostituées, génitrices.

Nous avons oublié que les techniques autoritaires que nous utilisons quotidiennement ont été imposées par une minorité en vue de tirer profit des classes inférieures et d’assouvir le projet patriarcal. Lorsque les industriels décident de rendre, coûte que coûte, la voiture populaire, ils le font contre la volonté des peuples et pour leurs propres prestige et bénéfices. Les révoltes contre les techniques autoritaires imposées par les élites sont courantes. Sous couvert de progrès, elles ne cessent d’appauvrir toujours plus notre qualité de vie.

Certains peuples indigènes, et plus particulièrement les femmes, défendent leur autonomie, leur communauté humaine et non humaine. Ils luttent pour la santé des sols, de l’air, de l’eau, et le libre accès aux terres. Ils n’hésitent pas à prendre les armes pour combattre la rapacité des multinationales et les femmes savent aussi remettre en question la domination masculine propre à leur culture. Certains de ces peuples sont donc en effet encourageants et inspirants.

Pour répondre plus simplement à votre question, le faible nombre d’individus chez les peuples chasseurs-cueilleurs est le résultat d’un contrôle volontaire des naissances. Chez ces peuples, ce sont les femmes qui décident si les enfants doivent vivre ou non, des lois régissent également la sexualité pour limiter les relations et donc les naissances. Quant aux techniques, elles ne sont neutres ni symboliquement, ni socialement, ni écologiquement. Malgré des millénaires de domestication, ces peuples ne les pratiquent pas. Ce n’est pas parce qu’ils ne savent pas, c’est parce qu’ils ne le veulent pas.

FS : En fait, certains peuples se sont précipités sur les techniques patriarcales, et la hiérarchie homme-femme qui va avec, d’autres les ont refusées. Vous dites que, dans pratiquement toutes les cultures, les femmes travaillent toujours plus que les hommes, et à des tâches plus fastidieuses et répétitives, “jamais finies”, essentiellement l’entretien du vivant, des autres humains. Pourquoi ces tâches leur ont-elles été assignées ? Prolongement social de leur fonction familiale/maternelle ? Simple effet du pouvoir masculin sur elles? Quels effets a cette assignation aux tâches d’entretien du vivant sur leur développement intellectuel, sur l’expression de leurs capacités et de leur créativité ?

AM : En effet, même dans les sociétés matrilocales et matrilinéaires, les femmes, valorisées en tant que mères, prennent soin des enfants ET des hommes, ces « éternels enfants ». Elles ont aussi en charge les travaux les plus fastidieux comme celui de porter l’eau et le bois, tâches toujours dévolues aux esclaves. Chez les Indiens des plaines semi-nomades ce sont les femmes qui portent les plus lourds fardeaux. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs dites « égalitaires », je pense ici aux Cuivas, par exemple, les hommes font quotidiennement la sieste dans leurs hamacs pendant que les femmes confectionnent des paniers et surveillent les enfants. L’inverse n’existe pas.

Si les tâches concernant l’entretien du corps et du maternage leur ont été assignées, c’est le fait de la domination masculine.

L’importante diversité culturelle prouve à quel point la culture est importante pour la socialisation des sexes. Les femmes peuvent être d’habiles chasseuses à l’arc et aux flèches, comme c’est le cas chez les Pinatubo Negritos des montagnes Zambales. Chez les Mundugumors, groupe de Papouasie-Nouvelle Guinée, la rivalité concerne aussi bien les hommes que les femmes. Les femmes ne sont pas tendres avec les enfants qu’elles repoussent et nourrissent sans enthousiasme, elles sont violentes et agressives. Une relative égalité entre les sexes existe chez certains peuples guerriers.

La maternité n’est pas en soi un obstacle pour se vouer à d’autres activités. L’allaitement peut être plus ou moins long, plus ou moins attentif, selon la culture mais aussi selon les besoins, désirs, souhaits, de la mère. Nous ne sommes pas des archétypes. Il y a autant de mères que de femmes. Ce n’est donc pas la biologie qui empêche les femmes de se vouer à la politique, à la chasse, à l’art. C’est la domination masculine qui leur interdit d’accéder à certaines activités. Dans le cas des sociétés patriarcales, le principal rôle et devoir de la femme est d’être mère : une mère qui fait don de sa personne, qui se sacrifie pour élever l’enfant de l’époux, qui n’a pas d’aspiration personnelle, d’égo, sous peine d’être condamnée par l’opinion publique comme mauvaise mère. Comble d’ironie, dès qu’il y a conflit entre les époux, la femme peut être accusée d’être une mère castratrice et étouffante. Quoi qu’elle fasse, la femme est toujours critiquable, elle aura toujours tort face à un homme quel qu’il soit. À l’assignation aux tâches d’entretien s’ajoutent l’injonction à la reproduction et aujourd’hui au travail salarié. L’explosion du petit électro-ménager, à partir des années 1950, n’a pas libéré du temps pour les femmes. Les progrès techniques n’ont pas amélioré leur condition, bien au contraire. Elles sont aujourd’hui plus exploitées que jamais entre le travail à domicile, le travail salarial et les nouvelles formes d’exploitation du biocapitalisme. Tout est fait pour qu’elles ne puissent pas se consacrer à autre chose, ce qui est un bon moyen pour les garder dans l’ignorance de leur condition.

Les femmes ne sont jamais aussi responsables, raisonnables, intelligentes que les adultes mâles, ces humains accomplis. Les filles sont charmantes quand elles sont superficielles, coquettes, émotives, sensibles, un tantinet capricieuses et que leur intelligence et créativité respectent les règles de la bienséance. Dès la naissance, elles doivent intégrer ces attributs de charmante idiote comme étant naturels. Une fois mères, elles se consacrent au maternage de l’enfant, tandis que la culture est affaire d’hommes. La pensée des femmes est systématiquement décrédibilisée et invisibilisée. Leurs capacités d’analyse et de compréhension des situations oppressives sont souvent dédaignées, ce qui explique pourquoi elles sont si peu nombreuses à s’affirmer dans l’espace privé et public. Beaucoup préfèrent se taire et acquiescer silencieusement pour éviter les conflits, les menaces plus ou moins directes, les phrases cinglantes et humiliantes.

Les femmes autrices, peintresses, scientifiques ont été volontairement oubliées et leurs travaux pillés par les hommes qui se sont approprié leurs œuvres et les ont détruites physiquement et/ou psychologiquement. À ce propos, je renvoie à votre article sur Picasso qui est édifiant.

FS : Vous parlez de la « fidélité suicidaire » des femmes et des esclaves et des vassaux à leur maître masculin, nécessaire à l’existence de catégories dominantes ; La Boétie a parlé de « servitude volontaire », les féministes parlent pour les femmes de « collaboration » à leur asservissement/exploitation. Pouvez-vous expliciter ce concept de « fidélité suicidaire » ? 

AM : Une des questions auxquelles tentent de répondre archéologues et anthropologues est celle de l’origine de l’État, des inégalités et des hiérarchies. Pendant longtemps, il a été admis que les premières stratifications sociales étaient apparues au Néolithique du fait des surplus alimentaires. Une élite, sous prétexte de protection, aurait mis la main sur les stocks et aurait ainsi progressivement imposé son autorité. Une autre théorie, inspirée des travaux de Testart sur les morts d’accompagnement, m’a semblé plus intéressante.

Cette théorie accorde une importance particulière à l’affection, à l’amitié, à la dépendance sentimentale. L’analyse des suicides d’esclaves ou d’ami.es qui suivent volontairement leur maître dans la mort, phénomène social largement documenté, révèle l’importance de l’emprise d’un être sur un autre, une emprise telle qu’elle peut les conduire au suicide. Dans des sociétés qui valorisent la guerre, la mort volontaire des fidèles est glorieuse, la soumission suicidaire une vertu.

Le pouvoir est matériel, mais aussi psychologique. Prestige social et pouvoir évoluent ensemble et facilitent l’emprise psychologique. Des admirateurs trop ardents placent celui qu’ils admirent au centre de l’attention, le considèrent comme supérieur. Cela les conduit souvent à sacrifier volontairement leur liberté pour asseoir le désir de pouvoir de celui qu’ils admirent.

Une des premières choses dont se libère celui qui occupe le pouvoir concerne les tâches de la vie quotidienne qu’il délègue aux domestiques. C’est pourquoi la hiérarchisation sociale trouve son origine en premier lieu dans le partage sexuel des tâches quotidiennes qui ne sont pas complémentaires, comme on aimerait nous le faire croire, mais bel et bien hiérarchisées. Le pouvoir, le prestige, l’accumulation de biens, s’ils ne sont pas mis en scène, s’ils n’ont pas de public, ont peu de valeur. Déléguer les tâches quotidiennes libère du temps pour occuper l’espace public ou tout simplement ne rien faire. Être roi chez soi c’est avoir de fidèles domestiques qui vous admirent et vous bichonnent. Les corvées royales sont effectuées par les bêtes de sommes, les autres animaux, les esclaves, les étranger.ères, les femmes, les enfants.

Inhiber le principe d’autonomie est bien une des conditions nécessaires de la hiérarchie. Celui qui possède le pouvoir domestique doit inspirer un mélange de crainte et de fascination. Il représente idéalement la force inflexible, le sceptre dressé, qui pénètre et qui coupe des têtes à la moindre tentative d’évasion. Pour mieux asservir, le patriarcat masochise ses victimes. La culture de l’inceste et du viol permet d’affirmer le pouvoir du mâle dominant en traumatisant les victimes.

De nombreuses recherches actuelles en psychologie expliquent ces phénomènes : l’emprise, les mécanismes dissociatifs, le syndrome de Stockholm. Je renvoie notamment à l’important travail de Muriel Salmona. Un sentiment de sympathie ressenti par la victime pour son agresseur la conduit à adopter une attitude de soumission totale.

Plusieurs formes de « fidélités », moins spectaculaires, mais tout aussi suicidaires, permettent à ceux qui détiennent le pouvoir de le garder et de le renforcer. À la fidélité personnelle s’ajoute la fidélité aux mythes tels que ceux de la patrie, du progrès, de la science, de la civilisation, etc. pour lesquels des peuples entiers entrent en guerre.

C’est aussi pour ces raisons qu’il est tout aussi important de s’attaquer aux structures matérielles du pouvoir qu’à ses mythes et symboles.

FS : Vous dites que « la menace du stigmate de la putain agit comme un fouet qui maintient l’humanité femelle dans un état de pure subordination, tant que durera la brûlure du fouet, la libération des femmes sera un échec ». Pourquoi selon vous l’existence de la prostitution rend-elle impossible une complète libération des femmes ? 

AM : Le système prostitueur est un des piliers du patriarcat. La prostitution permet à l’homme de s’affirmer en tant que dominant et de décharger sa misogynie sur le corps des femmes. Les hommes s’autorisent à violer quotidiennement et autant de fois qu’ils le désirent des femmes qui sont mises à leur disposition. Ces femmes, pour supporter une telle torture, n’ont d’autre choix que de se dissocier de leur corps. Aucune femme n’est à l’abri dans une société où les hommes peuvent se servir du corps des femmes pour en faire ce que bon leur semble.

N’importe quelle femme, à n’importe quelle époque de sa vie, peut plonger dans l’enfer de la prostitution. Toute femme sait cela. Dès qu’une fille contrarie un père, un frère, un oncle, un amant, l’insulte « putain » retentit comme une menace. Les femmes pensent alors que l’institution du mariage ou de la religion les protégeront de la prostitution. Ou, au contraire, à force d’entendre l’insulte depuis l’enfance elles finissent par l’intégrer et l’accepter ainsi que l’expose de manière remarquable Gail Pheterson dans son essai Le prisme de la prostitution.

Opposer la figure de la mère, de la vierge et de la prostituée permet de maintenir une division de la classe sexuelle des femmes. Mais la mère et la vierge sont tout aussi exploitées et victimes du patriarcat que la prostituée. Le viol conjugal, le viol symbolique et le viol tarifé sont nécessaires pour mettre à disposition des hommes la sexualité, la reproduction et le travail des femmes.

Valoriser les qualités qui ont été attribuées par le patriarcat aux mères – don de soi, abnégation, fidélité, sacrifice, empathie -, est dangereux, cela n’a jamais été d’une quelconque aide pour les femmes, bien au contraire. Valoriser, comme cela se fait dans nos sociétés hypersexualisées, la prostitution est tout aussi dangereux. La prostitution et la pornocriminalité, prostitution filmée, sous-entendent que le viol est la sexualité naturelle des hommes. Elle naturalise le viol et réduit la sexualité masculine à un acte de possession et d’agression. Selon une enquête IPSOS de février 2022, des hommes, et surtout des jeunes, affirment encore aujourd’hui que les femmes aiment être prises de force.

Cette conception de la sexualité est terrifiante. Elle est à l’image d’une civilisation bâtie sur l’esclavage, l’impérialisme, la colonisation, le racisme, la guerre. L’hypersexualisation de nos sociétés est hautement misogyne et toxique. Les hommes masochisent les femmes pour mieux les utiliser. Cette sexualisation participe au fait que certaines femmes se recouvrent d’un voile pour ne pas être victimes de la violence des hommes. Se voiler ou entrer dans les ordres, permet de se distinguer de la prostituée et de signifier l’obéissance à la loi du père.

Dans les faits, que les femmes soient mariées, voilées, prostituées, toutes subissent la violence des hommes comme le prouvent les chiffres effarants des féminicides et des viols.

L’abolition de la prostitution, de la pornocriminalité, de la traite humaine en vue de l’exploitation sexuelle et/ou la GPA, toute forme de réification des êtres vivants, symbolique ou réel, est une nécessité absolue pour mettre fin au patriarcat.

FS : « Les politiques natalistes accompagnent l’histoire de la civilisation » dites-vous. Pourquoi les États patriarcaux sont-ils nécessairement natalistes ? Et réglementaristes ? 

AM : Pour que le nom du père se perpétue, il est important d’avoir des héritiers mâles. La civilisation étant une culture fondée sur les Empires, les cités-États, les États-nations, la patrie a besoin de fils, de beaucoup de fils. Le cheptel disponible pour la guerre, les esclaves et le travail doit être important. Il faut des bras pour labourer la terre, pour extraire les métaux précieux, pour mener des campagnes guerrières et de conquêtes. L’image de la mère, et non celle de la femme, est alors valorisée. L’objectif est de persuader toutes les filles qu’être mariée et mère est ce qui peut leur arriver de mieux. Elles ne seront véritablement femmes qu’à partir du moment où elles donneront des héritiers à un époux. Une symbolique pro-mère est alors mise en place et les principales vertus qui la caractérisent sont la fidélité et l’abnégation de soi. Mais en vérité, ce sont les hommes qui choisissent quelle femme sera épouse et mère, quelle femme sera prostituée.

Pour mieux soumettre les femmes, il faut leur présenter le rôle de la mère comme valorisant et préférable à tout autre. Le « stigmate de la putain » participe, par opposition, à valoriser le rôle de la mère. La prostituée, celle que tout homme peut pénétrer quand et comment il le souhaite, ne saurait être une mère. Elle représente l’acte sexuel hors de l’institution de la reproduction. Au contraire, la mère est celle qui ne se voue qu’à un seul homme.

Réglementer la prostitution permet de renforcer le contrôle des hommes sur toutes les femmes. Les maisons closes banalisent le viol, la masochisation des femmes et leur marchandisation. La traite des filles en vue de la prostitution est alors plus importante du fait de l’augmentation de la demande. Les clients prostitueurs n’ont, en effet, aucune raison de se priver d’accéder à une marchandise légale. Votre essai, Survivre à la prostitution, permet de bien saisir ce qui se joue dans la légalisation de la prostitution et sous cette nouvelle expression « travailleuse du sexe ».

Maintenir les femmes dans une précarité économique est une stratégie pour les obliger à obéir. La plupart des femmes préféreront donc, pour éviter la prostitution, le contrat de mariage et devenir mère. L’époux étant celui qui pourra la « protéger » de la violence des autres hommes.

Bien sûr, cela est faux. Le couple hétérosexuel ne protège pas les femmes de la violence masculine. La violence des hommes au sein du couple est d’une horrible banalité.

Développer une solidarité féminine est nécessaire mais difficile et insuffisant. Nous pouvons aussi rejoindre et/ou soutenir des associations féministes telles que Le Mouvement du Nid, le CAPP, Osez le féminisme !, la CIAMS qui lutte contre la GPA. Mais il nous faut aussi apprendre et enseigner l’autodéfense.

FS : En citant l’épopée de Gilgamesh, vous rappelez que dès les origines des civilisations, celles-ci sont fondées sur la possession/asservissement des femmes. Pourquoi les civilisations ne peuvent pas exister sans cet asservissement féminin ?

AM : L’épopée de Gilgamesh est édifiante sur plus d’un point.

Comme je l’ai développé dans mon essai, l’opposition domestique/sauvage, domestique/libre fonde les civilisations. Toutes les techniques autoritaires développées par ces dernières en sont les conséquences : esclavage des animaux humains et non humains, mise sous tutelle de l’humanité, artificialisation du vivant, mépris pour la chair, peur du sauvage.

Le mythe d’Enkidu révèle que c’est en s’appropriant le corps d’une prostituée que l’homme accède à la civilisation et se sépare des animaux sauvages avec lesquels il vivait. C’est par l’appropriation du corps de la femme, dans la relation sexuelle hors mariage, qui ne s’inscrit pas dans le cycle biologique de la reproduction, que l’homme accède au monde patriarcal.

Enkidu et Gilgamesh détruisent la forêt, partent en quête de l’immortalité, ne pouvant y accéder, ce sont les monuments de la cité qui veilleront à immortaliser leur passage sur terre. Cette quête d’immortalité, de refus de notre incarnation, est le projet civilisationnel. Que ce soit dans le divin, dans l’esprit ou dans la machine, le projet des civilisations ne vise pas moins que la disparition de notre propre espèce.

La civilisation est en guerre contre la nature et ses cycles naturels.

Qu’est ce que la domus dans une société patriarcale et étatique ? C’est la sphère dans laquelle sont confinés femmes, enfants et esclaves, celle des soins du corps – de l’alimentation et de la reproduction –, celle qui a toujours été méprisée par ceux qui se nomment libres parce que dispensés de ces activités qui rappellent aux hommes notre réalité biologique et mortelle. Les domestiqué.es, enchaîné.es aux besoins si « méprisables » du corps, n’ont pas l’autorisation d’agir dans la sphère publique, politique, intellectuelle, créatrice. Et pour mieux se convaincre qu’il n’est pas de ce monde, que le plus libre de tous c’est bien lui, l’homme dominant affronte, avec son arsenal guerrier, les animaux sauvages. La chasse aux trophées, mais aussi la corrida, participe de cette affirmation de sa soi-disant puissance et liberté.

L’écologie, dont le préfixe oikos est la version grecque de domus, ne peut faire l’impasse sur le combat féministe et animaliste. Sans l’abolition de la domestication, de la prostitution, des institutions et des valeurs patriarcales, sans un changement radical des modes de pensée et des comportements des hommes, nous ne pourrons arrêter le projet civilisationnel.

Certains insistent sur les différences : l’accumulation primitive, la société marchande, le capitalisme salarial, le capitalisme néo-libéral… Je préfère voir les continuités et similitudes du projet patriarcal. Son évolution est arythmique, a connu des crises et des régressions, mais jamais il ne s’est si bien porté. On ne peut pas séparer le patriarcat de la civilisation, de l’État, du capitalisme, des techniques autoritaires, de l’écocide et du projet transhumaniste. Les recherches archéologiques sur les premières monnaies frappées ont permis de rendre compte de leur rôle dans l’appropriation du corps des femmes.

Le bruit de fond des civilisations est toujours le même, le mépris pour la domus, pour le foyer, pour la maison, pour notre incarnation. Ce projet est le fruit d’une idéologie, d’une culture, et non d’une espèce.