Dans son dernier essai, L’animal et la mort, Charles Stépanoff identifie le dualisme qu’il pense être au fondement de nos sociétés modernes : la protection pour la nature/l’exploitation de la nature, ce qu’il nomme exploitection. Ce dualisme se serait imposé via une division du travail moral qui partage la société entre ceux qui prennent en charge la mort des animaux et les autres. Ce partage diviserait les espèces en deux catégories : celles à protéger, nos animaux domestiques familiers, et celles à exploiter, les animaux de boucherie. Si nous pouvons posséder des animaux de compagnie c’est parce que d’autres espèces sont exploitées industriellement, les unes permettant de nourrir les autres.

Pour démontrer que cette division du travail moral est une des principales causes de l’extrême violence de notre société, il va mener une enquête auprès des chasseurs de la Beauce et du Perche et auprès d’animalistes de l’association AVA qui luttent contre la chasse à courre.

I. UNE CHASSE STÉPANOFFIENNE

« Pour la plupart d’entre nous, qui vivons en ville (80 % des Français sont urbains), la crise du sauvage est une réalité abstraite dont nous sommes informés par les médias et des paroles d’experts. Pour une minorité, c’est une expérience quotidienne sur leur lieu de vie et dans leurs pratiques, et ce sont eux que nous irons rencontrer et interroger. » (page 13)

De quels « experts » et quels « médias » nous parle Stépanoff ? EELV ? L214 ? SNDA ? Animal1st ? Boucherie Abolition ? 30 millions d’amis ? La FNE ? GIEC ? Employer le mot « experts » est un fourre tout facile et qui permet la confusion entre associations, ONGE et partis politiques.

L’opposition « citadins/ruraux » est également récurrente tout le long de l’essai dans lequel la parole des « experts » et celle des militants écologistes et abolitionnistes de la chasse, est quasi inexistante face à celles des chasseurs. Il est pour moi significatif que Stépanoff n’ait pas confronté la parole des chasseurs à celles d’écologues aguerris.

Il nous décrit en ces termes une chasse à courre à Rambouillet :

« Sur le terrain, une chasse au cerf réunit 50 à 150 personnes dont la grande majorité n’est pas constituée par les veneurs à cheval, mais par des ‘‘suiveurs’’ à pied et à vélo, des familles de passionnés de toutes origines sociales participant gratuitement à la chasse. » (page 175).

Je ne suis pas moi-même militante animaliste, mais j’ai des amis qui ont participé à des actions avec AVA et qui me confirment que dans les chasses à courre les suiveurs sont très majoritairement en voiture.

Un peu plus loin :

« Les militants ne voient pas de valeur dans les savoirs écologiques traditionnels des suiveurs et ne trouvent nulle indignité à utiliser des GPS et des talkies-walkies pour se repérer, au grand amusement des suiveurs. » (page 183)

Cette phrase porte clairement un jugement. En dehors du fait que l’emploi de GPS n’est nullement en soi une indignité, tout comme l’emploi d’un ordinateur pour écrire, il s’avère que dans des chasses à courre de Touraine, par exemple, les militants utilisaient plutôt des cartes.

Il est regrettable que Stépanoff réduise également le combat des animalistes à l’anti-chasse. Nombreux sont ceux qui luttent contre l’industrialisation de l’exploitation animale sous toutes ses formes : élevage industriel, abattage industriel, expérimentation animale, abolition de la domestication. Ceux qui ne sont pas ruraux apprennent aussi des savoirs écologiques traditionnels comme la cueillette de plantes sauvages, par exemple, et s’intéressent à la permaculture. D’autres sont ruraux. Les animalistes ne sont pas tous chez AVA et ne sont pas tous urbains ou néoruraux, expression également fourre-tout sur laquelle je reviendrai plus loin.

Malheureusement, il semble que pour Stépanoff seul le savoir traditionnel des chasseurs soit véritablement important. Dès l’introduction, son parti pris est visible :

« Il est clair qu’interdire la chasse des passereaux aux gluaux en Provence ne pourra pas les sauver dans un monde où leur nourriture est devenue toxique et où ils n’ont plus d’habitat où construire leurs nids. » (page 7)

Étrange argument. Je ne vois pas en quoi piéger les passereaux au gluau alors que leur environnement est toxique et leur habitat détruit pourrait les sauver, bien au contraire. Ce qu’il nous dit pourrait donc être interprété de cette manière : puisque les passereaux sont condamnés à disparaître et que rien ne pourra les sauver, autant les exterminer pour faire plaisir aux chasseurs. Il insiste sur le fait que la chasse au gluau est une tradition ancestrale. Faire appel à la tradition, c’est la stratégie habituelle des chasseurs et des aficionados de la corrida, l’argument de celui qui n’en a pas d’autre. De nombreuses traditions sont cruelles et ont été heureusement abandonnées. D’autre part, il est important de prendre en compte le contexte écologique actuel, nous ne sommes malheureusement plus à l’âge de pierre et hors d’un monde dévasté par la civilisation pour nous permettre de chasser au gluau. Aussi, même si des vestiges archéologiques viendraient prouver que la chasse au gluau était déjà pratiquée à la Préhistoire, cela ne peut être un argument pour conserver une telle technique de chasse non sélective et qui ajoute une pression dangereuse sur les populations de passereaux. Les arguments des associations et écologistes sont nettement plus rationnels, construits et convaincants que ceux des chasseurs dont Stépanoff se fait ici le relais.

En ce qui concerne les pratiques agricoles :

« Les agriculteurs chasseurs racontent, consternés, le nombre d’animaux qu’ils retrouvent écrasés dans leurs coupes. Pour réduire les dégâts, certains exploitants soucieux de la faune attellent à l’avant de leur engin une ‘‘barre d’effarouchement’’ dont les chaînes balaient la végétation et font fuir les animaux en leur donnant quelques mètres d’avance. » (page 28)

Ils sont consternés, écrit-il. Certes, ils ne sont pas responsables de l’industrialisation et de la mécanisation des campagnes, mais ce sont tout de même eux, les agriculteurs-chasseurs, qui participent encore activement à la destruction des haies, à l’épandage des pesticides, à l’assèchement des marais, à l’effacement des sources sur les cartes, etc. Ce sont encore eux qui réclament des bassines et des barrages pour leur culture, qui agressent des zadistes et tentent de censurer des documentaires sur le loup.

« […] du point de vue du rapport de forces politique : une part importante de la population tarnaise (maïsiculteurs irrigants et une grande partie des agriculteurs, chasseurs, élus ruraux) soutient un projet né à l’initiative du monde agricole et porté depuis le départ par les élus locaux. Les plus radicaux des partisans du projet ont même constitué une milice anti zadistes qui n’a cessé de harceler les occupants, par exemple, en attaquant, armée de manches de pioche, plusieurs ‘‘lieux de vie’’ de la ZAD et en les détruisant[1]1Subra, Philippe. « De Notre-Dame-des-Landes à Bure, la folle décennie des « zones à défendre » (2008-2017) », Hérodote, vol. 165, no. 2, 2017, pp. 11-30.»

Dans son chapitre sur la perdrix, il nous explique que les paysans, en colère parce que les bourgeois s’accaparaient les perdrix, secouaient les œufs pour les tuer dans l’œuf. Pour justifier cette violence, Stépanoff écrit :

« Nous voyons au passage comment, dans un contexte de conflit social, la promotion d’une
attitude élitiste de protection à l’égard d’une espèce entraîne de façon complémentaire l’émergence d’un comportement de destruction dans un groupe social dominé. » (page 31)

Il fait appel au concept de schismogenèse théorisé par Bateson :

« Comment expliquer, demandait-il, que les jeunes garçons et filles de Papouasie-Nouvelle-Guinée adoptent progressivement des comportements aussi opposés, alors qu’on ne leur a jamais expressément enseigné la façon dont garçons et filles sont censés se comporter ? Ce n’est pas seulement parce qu’ils imitent leurs aînés ; c’est aussi parce que tous, individuellement, apprennent à trouver repoussant le comportement des représentants de l’autre sexe et tentent de s’en démarquer le plus possible. De légères différences acquises s’amplifient, jusqu’à ce que les femmes en viennent à se définir comme tout ce que les hommes ne sont pas – et donc à le devenir de plus en plus. Naturellement, les hommes en font autant par rapport aux femmes[2]2Graeber D. et Wengrow D., Au commencement était… une autre histoire de l’humanité, Les liens qui libèrent, 2021. Version numérique. »

Est-il besoin de rappeler au lecteur les nombreuses analyses menées ces dernières décennies par les féministes pour douter d’un tel concept ?

Le concept de schismogenèse permet de ne pas s’embarrasser de ce que peuvent être le bien et le mal :

«  […]il n’y a pas de mal ni de bien absolu, ces deux principes se contrebalancent, car un bien ne peut exister sans un mal qui peut en fait s’avérer bénéfique. » (page 71)

Ce que je retrouve ailleurs :

« (…) ‘‘bien’’ et ‘‘mal’’ sont des concepts que nous avons forgés de toutes pièces afin de pouvoir nous comparer entre nous[3]3ibid.. »

Ceux qui peuvent se permettre de ne pas identifier le mal, l’injuste, sont bien souvent des privilégiés. Demandons donc aux victimes de la torture sous Pinochet, aux victimes de Dutroux, aux victimes de la Shoah, aux victimes de la pédocriminalité si le bien et le mal ne sont que des concepts théologiques forgés pour nous opposer les uns aux autres. Ne pas identifier le mal, c’est le laisser dévaster le monde parce que le propre du mal c’est de ne reculer devant rien.

Il est important de rappeler que les agriculteurs-chasseurs sont très majoritairement, bien qu’étant les premiers concernés, incapables de remettre en question leur mode d’exploitation des sols, ce qui pourtant devrait être une priorité. Beaucoup d’entre eux ignorent aussi « leur » territoire :

« Parlant un jour dans un village avec un vieux chasseur ayant toujours vécu là, je lui demandai s’il connaissait tel ou tel secteur où bramaient les cerfs dans la forêt voisine. Il ne les connaissait sincèrement pas, alors qu’il chassait les cerfs et autres ongulés trois fois par semaine depuis une cinquantaine d’années[4]4Rigaux P., Pas de fusils dans la nature, Humensciences. version numérique. »

Nonobstant, Stépanoff prétend que les chasseurs sont plus au fait de l’écologie que les animalistes et les écologistes citadins. Pour le prouver, il nous raconte l’histoire atroce de l’élevage des perdrix en France. Ce chapitre est très instructif. Nous apprenons que l’élevage de la perdrix a été précédé par celui du faisan :

« Le développement de la chasse à tir sous Louis XIV, rendu possible par le perfectionnement de l’arquebuserie, avait stimulé une organisation rationalisée des faisanderies. Les princes tuaient couramment plusieurs centaines de pièces de gibier en une journée, le roi pouvant atteindre le rythme fabuleux de cent par heure. Pour alimenter ces hécatombes, les faisanderies royales produisaient chacune plusieurs milliers de faisans et de perdrix par an. » (page 38)

L’élevage de la perdrix et du faisan en vue de la chasse à tir, une tradition monarchique qui sera démocratisée dans les années 1950 :

« La chasse à tir devient à cette époque un loisir très prisé des classes populaires, y compris urbaines. Avec le développement de la circulation automobile, les ouvriers retournent le dimanche sur les terres de leurs parents et grands-parents pour chasser en famille. » (page 41)

Cependant, à partir des années 1930 la population de perdrix décroît dangereusement. Stépanoff raconte que le premier lanceur d’alerte sur la toxicité de l’arséniate de plomb est un chasseur, Paul Mégnin, inquiet de la disparition des perdrix. Dès 1939, nous dit-il, les chasseurs attirent l’attention sur les perdrix, un de leurs gibiers de prédilection, et accusent l’arséniate de plomb. Cependant, la toxicité de l’arséniate était déjà connue de l’Académie de médecine qui en demandait l’interdiction depuis 1911. Le gouvernement de Vichy l’a malgré tout autorisé pour traiter les vignes et les patates contre le doryphore. Ce que nous apprend aussi Stépanoff, en note de bas de page, c’est que ce même chasseur « n’envisage pas l’abandon de la chimie dans l’agriculture et propose le remplacement de l’arsenic par une substance qui devait s’avérer encore plus délétère : le DDT. » (page 43)

L’arséniate de plomb ne sera interdit qu’en 1971. Pendant trente ans, les chasseurs ont donc continué de chasser les perdrix provenant des élevages, lâchés par millions chaque année :

« C’était la plus belle des chasses, la perdrix et le faisan ! On appelait ça des rabats de perdrix, on faisait des fermés, on tuait deux cents perdrix en une après-midi. C’était à l’époque des années 1970, il y avait encore des haies et le remembrement n’était pas fait. » (page 31)

À combien s’élèverait le total de perdrix chassées par rabat en une après-midi en France ? Il n’est pas question de nier l’importance de la destruction des haies et la toxicité des pesticides, mais de prendre en compte sérieusement l’impact de la chasse dans un environnement dévasté. Aucun écologiste sérieux ne niera l’importance des pesticides, de la destruction des haies et de la bétonisation exponentielle dans la chute des populations. Ce que disent les écologistes, c’est que la chasse, dans un contexte écologique tel que le nôtre, ajoute une prédation aux autres.

Puisque Stépanoff tient à « l’expérience quotidienne », je vais parler de la mienne. J’ai vécu dans le Gers quelques années et non seulement les champs de maïs sont bombardés de pesticides[5]5Des ouvriers agricoles, venus castrer le maïs, ont été hospitalisés pour insuffisance respiratoire à cause de la dose de pesticides dans les champs. mais, pour les protéger des corvidés[6]6Les corvidés sont considérés comme « nuisibles ». Stépanoff défend le terme de « nuisible » sous prétexte qu’il constitue un terme relationnel. Les indigènes, … Continue reading, des autorisations ont été données aux agriculteurs-chasseurs pour tirer au fusil hors période de chasse. Les canons à gaz n’étaient pas suffisamment efficaces, disaient-ils. En Champagne-Ardennes, un voisin chasseur ami de la famille a déclaré, à l’heure de l’apéro : « Les Algériens, on les tirait comme des lapins »[7]7Pour les associations analogiques entre chasse et racisme je renvoie au livre de Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme, La fabrique éditions, 2010.. Dans certains villages des Pyrénées et du Comminges, des maraîchers en bio sont méprisés, traités de « néoruraux » bien qu’ils aient simplement changé de région, par les agriculteurs-chasseurs qui vont même parfois les effrayer, en période de chasse, en tournant autour de leur maison armés. Lorsque des amis écologues étudient une population de faucons pèlerins, ce sont encore des chasseurs qui disposent sur les lieux d’étude des faucons pèlerins empalés à des piquets. Lorsqu’une balle perdue traverse un salon de part en part, le maire du village vous déconseille de porter plainte. Les opposants « font l’objet de menaces de mort, de harcèlement téléphonique, d’intimidations, voient les roues de leur voiture déboulonnées ou leur chien empoisonné (comme la journaliste Morgan Lage en 2021) […] Ailleurs dans le monde, (jusqu’à présent) on va jusqu’à assassiner les écologistes[8]8Charollois G., Pour en finir avec la chasse, la mort-loisir, un mal français, éditions Imho, 2021, p. 84-85.. »

Visiblement, Stépanoff est béni des dieux, ses voisins chasseurs sont tous si attachants et remarquables. Trop même, ce qui rend toute cette enquête douteuse.

Je ne dis pas que des chasseurs plus consciencieux, moins agressifs, n’existent pas, mais sous prétexte de « contribuer à une cartographie des positions qui s’affrontent », Stépanoff écrit un plaidoyer pour la chasse.

Aussi, à propos de la chasse au gluau, il dénonce « l’hypocrisie » qui d’un côté, interdit la chasse au gluau, mais autorise de l’autre les néonicotinoïdes pour sauver la culture des betteraves. Le discours écologiste de l’État ne doit pas être confondu avec les luttes que mènent les associations et les écologues qui ne se contentent pas de mener une critique de la chasse mais qui dénoncent aussi l’usage des pesticides, la destruction des sols et des habitats, les pollutions de l’eau, de l’air, la bétonisation des sols, etc. Dans les faits, l’État ne cesse de protéger les fédérations de chasseurs, les agriculteurs et les industriels producteurs de pesticides. Les représentants de la chasse sont majoritaires au Parlement et au Sénat[9]9Constanty H., Le Lobby de la gâchette, Seuil, 2002.

Est-il besoin de rappeler que le décret de 2010 criminalise les opposants à la chasse et que la cellule Demeter, créée en 2019, vise à criminaliser les adversaires de l’agriculture industrielle et les militants pour la cause animale ? À la base de ces mesures répressives se trouvent les fédérations de chasse, la FNSEA, la Coordination rurale, les J.A., la FRSEA, etc. Il n’y a donc hypocrisie que de la part de l’État, et de nombreux chasseurs. L’autorisation des néonicotinoïdes répondait à la demande des agriculteurs. Parce que même s’ils subissent au quotidien les ravages des milieux naturels, même s’ils vivent dans des communautés villageoises, ils sont loin d’être les premiers à exiger l’interdiction des pesticides. Certains d’entre eux se moquent même des maraîchers bio, des petits producteurs et des permaculteurs qu’ils qualifient de « hippies », « zadistes », « écologistes ». Tous sont qualifiés de néoruraux bien qu’un nombre conséquent d’entre eux n’aient jamais quitté le milieu rural mais simplement changé de région ou de village.

Les associations et les écologistes ont lutté pendant plus de trente ans pour obtenir une réduction de deux mois de la période de chasse des oiseaux migrateurs. Les chasseurs refusent obstinément de se plier aux lois européennes. Parlement, préfets, maires ne cessent d’accorder des dérogations pour que les chasseurs tirent les oiseaux d’eau même en pleine période de reproduction, c’est-à-dire en juillet, août et septembre. Les fédérations de chasseurs ont longtemps soutenu que les oiseaux migrateurs ne migrent qu’en mars et pas en février. Les ornithologues ont pourtant bien documenté le fait que les canards colverts (80 % des oiseaux d’eau tués en France) migrent dès la mi-janvier ce qui justifie la fermeture de toute chasse au 31 janvier. Malgré cette réalité, les chasseurs n’ont cessé de s’opposer à cette restriction de la chasse :

« En 2000, le préfet de Dordogne, par arrêté du 1er décembre, permit la chasse aux grives et aux bécasses en février avec un prélèvement maximal de quinze grives par chasseur et par jour de chasse, soit, dans l’absolu, pour les 30 000 chasseurs de ce département 450 000 grives par jour, soit 4 500 000 grives pour les dix jours de février. L’arrêté a été annulé par le tribunal administratif de Bordeaux le 23 janvier 2001[10]10Charollois, op. cit.. »

Dans les communautés villageoises, les chasseurs ont toujours été minoritaires. La démocratisation de la chasse, comme la démocratisation du tourisme, est un désastre. Pourtant, les chasseurs ont mis en place des campagnes de recrutement, notamment auprès des femmes. Le féminisme libéral est de nos jours très à la mode. Je n’ai pas gardé le fascicule de la Haute-Garonne, mais ils ont clairement les moyens financiers et ne lésinent pas sur les stéréotypes pour appâter le chaland.

Tout au long de cet essai, les opposants à la chasse sont renvoyés aux catégories citadins ou néoruraux :

« Si le recrutement de l’opposition à la chasse à courre se fait principalement dans les classes moyennes éduquées comme dans les années 1990, il n’est plus limité aux urbains, mais touche également le monde périurbain, en particulier les néoruraux. » (page 172)

La chasse à courre est une tradition de l’aristocratie qui a été démocratisée. Comme toute tradition d’une élite, sa démocratisation ne peut engendrer que des nuisances aux milieux naturels. Pourtant, Stépanoff n’hésite pas à partager sa fascination pour la chasse au cerf :

« C’est alors que Nicolas, le jeune maître d’équipage descend de cheval et s’avance vers l’étang. Il a retiré sa redingote bleu et rouge, il est en bottes, pantalon noir, gilet de soie à parements dorés sur une chemise blanche et cravate blanche. À chaque pas, ses jambes s’enfoncent plus profondément dans l’eau boueuse. De toute sa hauteur, le cerf le regarde venir à lui sans manifester le moindre signe d’émotion, dans un face-à-face à la fois solennel et tragique qui a quelque chose d’irréel. Enfin, le cerf recule lentement d’un pas, puis fait soudain volte-face, sort puissamment de la mare devant l’assistance pétrifiée des hommes, des chiens et des chevaux et disparaît dans la forêt. Nicolas bondit à cheval et s’enfonce seul parmi les arbres sur les traces de son adversaire. Il le rattrapera à la nuit tombante dans un autre étang à deux kilomètres et l’achèvera à l’arme blanche. » (page 189)

Toute la théâtralisation de la mise à mort ne change rien à la réalité concrète : une “meute” poursuit un cerf jusqu’à l’épuisement juste pour le plaisir. Ce n’est pas un mode de subsistance mais un loisir. Seul démystifier la violence, ôter nos œillères et affronter la réalité de la mise à mort peut nous permettre de réellement comprendre et contrôler la violence. Ici, la majorité est spectatrice d’un homme qui tue un animal qu’ils ne mangeront pas. Ce qui me fait penser à son étude sur le chamanisme hiérarchique. La plupart de ces suiveurs ne sont d’ailleurs pas critiques de l’industrialisation de l’élevage, ils y perdraient trop.

Un dualisme caricatural entre citadins/ruraux parcourt toutes les pages : les animalistes s’habillent chez Decathlon, les suiveurs chez Gamm vert ; les animalistes font le tour du monde, les suiveurs n’ont jamais quitté la France. Ce sont les mêmes arguments caricaturaux que les chasseurs utilisent pour décrédibiliser les militants anti-chasse. Comme je l’ai écrit précédemment, je connais des militants animalistes qui ont toujours vécu dans des communautés villageoises, qui ont grandi dans un milieu d’éleveurs ou d’agriculteurs, ainsi que des écologues militants qui vivent dans des communautés villageoises et qui sont très régulièrement en contact avec les faunes sauvages.

De plus, remettre en question les traditions de l’aristocratie et les mythes qu’elle véhicule est une nécessité écologique. Pourtant, Stépanoff nous dit le contraire :

« En se déliant des associations analogiques, en se désengluant du tissu relationnel moral dans lequel sont empêtrés les habitants ruraux, la pensée savante prend de la hauteur et se rend disponible pour objectiver et admirer la beauté universelle et placide de la Nature. Rarement pris en considération dans les définitions récentes de la modernité, ce basculement moral, qui consacre l’exceptionnalité de l’humain et le désigne comme seul sujet éthique, est une étape décisive de l’édification de la cosmologie moderne. Aujourd’hui, les perceptions des chasseurs ruraux qui imprègnent de colorations affectives contrastées l’hirondelle, la perdrix, le coucou ou la buse restent marquées par une cosmologie prénaturaliste, ce qui permet de mieux comprendre leur antagonisme avec la sensibilité des militants écologistes. » (page 72)

L’idée peut être séduisante, mais les analyses féministes nous montrent justement la nécessité de nous libérer des associations analogiques, pour nous désengluer d’un tissu relationnel moral dans lequel la femme est infériorisée. Prendre de la hauteur pour détricoter les mythes est ce qui nous permet de ne plus être dupes du mythe du patriarcat, du progrès, de la croissance infinie, de la neutralité des technologies… Le dualisme qui permet d’objectiver les êtres vivants est le dualisme mâle/femelle qui existe depuis au moins l’Antiquité grecque comme je le développe dans mon essai Sagesses incivilisées. Le capitalisme de la société marchande n’est que l’arbre qui cache la forêt. Il n’est pas anodin que la cause animale soit défendue très majoritairement par des femmes. L’analogie femme/animal/indigène a été analysée par de nombreuses autrices féministes et par des racisées. Je développerai tout cela dans la deuxième partie de cette critique.

Stépanoff nous dit s’intéresser aux chasseurs parce qu’il suppose que la chasse entre en contradiction avec le dualisme protection/exploitation :

« Dans la chasse, la violence n’est ni industrialisée ni dissimulée, elle demeure socialisée, exhibée, ritualisée, au centre de la vie des communautés rurales. » (page 8)

Si je ne prends pas de la hauteur et que je me contente de mon « expérience quotidienne » je peux témoigner du fait que, par chez nous, les chasseurs sont minoritaires, la violence de la chasse n’est donc ritualisée et exhibée qu’entre chasseurs, et non pas dans la communauté villageoise (à moins de réduire cette communauté aux chasseurs et à leur famille). Dans mon village d’enfance, les grandes fêtes étaient celle du cochon, des vendanges, de la récolte des patates, du solstice, des patronales. La chasse est toujours restée une histoire d’hommes, une transmission de père à fils. Pour revenir sur la Perdrix, et puisque Stépanoff nous parle de Pagnol :

« Et dans mes petits poings sanglants d’où pendaient quatre ailes dorées, je haussai vers le ciel la gloire de mon père en face du soleil couchant.[11]11Pagnol M., La gloire de mon père, 1957, version numérique »

Enfin, l’objectif de Stépanoff est de contribuer aussi à « une archéologie de leurs soubassements [les affrontements] en termes d’organisation de la subsistance et de distribution de la violence. » (page 12)

Dans cette distribution de la violence, l’exploitection, il oublie la violence que les expérimentations font subir aux animaux sous prétexte de protéger notre santé, la violence des guerres comme mode de subsistance ainsi que la guerre d’Ukraine nous le rappelle aujourd’hui parmi d’autres.

Le thème principal du livre, cela me paraît très rapidement évident, n’est pas tant la division du travail moral, qui existe aussi chez des peuples indigènes, que la pratique de la chasse.

Que nous dit Stépanoff de la chasse ?

« La notion de chasse n’équivaut pas à la simple mise à mort d’animaux : tuer une vache à l’abattoir n’est pas considéré comme un acte de chasse, pas plus qu’écraser un lièvre sur la route. Chasser est un acte volontaire de confrontation de l’humain avec un animal sauvage capable de lui résister. » (page 8)

Le propre de la mise à mort c’est d’être un acte volontaire sur un être qui n’est pas capable de se défendre. Écraser un lièvre sur la route n’est donc pas une mise à mort mais un accident. L’ouvrier et l’ouvrière qui acceptent de travailler dans un abattoir n’ont bien souvent pas le choix, il leur faut travailler pour vivre, ce n’est donc pas vraiment un acte volontaire mais une obligation pour obtenir un salaire. L’abattoir est un des lieux les plus violents qui soient, pour les animaux mais aussi pour les salariés dont le travail est éprouvant psychologiquement et physiquement. Bien que la plupart des actions soient réduites à une série de gestes répétitifs sur des parties de carcasses, il arrive bien trop souvent que lors de l’égorgement les animaux se débattent quand ils ne sont pas assommés. J’invite le lecteur à voir à ce sujet le documentaire « Saigneurs ». Dans un abattoir, qui met à mort l’animal ? L’éleveur qui vend son animal, celui qui le transporte, celui qui l’assomme, celui qui le saigne ?

Dans le contexte économique, politique, social et écologique actuel, la chasse est très majoritairement une mise à mort volontaire en vue d’assouvir le plaisir du chasseur qui fantasme sa confrontation au « sauvage ». D’autant qu’ils chassent aussi des espèces complètement domestiquées, d’élevage, qui ne s’enfuient même pas. La majorité des chasseurs français sont avant tout excités par le pouvoir de mort sur des êtres vivants, sauvages ou non. C’est l’acte de tuer qui les motive. Toutes les histoires que les chasseurs se racontent ne servent qu’à masquer cette réalité. En France, une confrontation d’égal à égal avec un gibier qui pourrait résister n’existe pas.

La chasse aux alouettes des champs à l’aide de filet (Sud-Ouest), celle des grives par des lacets (Ardennes), par des gluaux (Provence) ou à la tendelle (Aveyron et Lozère) n’est pas une confrontation avec un animal capable de résister. Même dans le cas d’une chasse au grand mammifère, tel que cerf et sanglier, l’animal ne peut que fuir devant les chiens et les fusils. Pouvoir résister c’est pouvoir se défendre, c’est pouvoir riposter. D’autant que cerfs et sangliers sont bien souvent issus de lâchers. Concrètement, la chasse en France n’est donc pas une confrontation mais une traque en vue d’une mise à mort.

La chasse n’est plus un mode de subsistance en France depuis bien longtemps. Pourquoi les quelques chasseurs qui prétendent mener un mode de subsistance basé sur la chasse ne s’expriment-ils pas contre les pesticides, l’élevage et les abattoirs ? La grande majorité d’entre eux mangent autant de saucissons, de pâtés, de poulets, de veaux et d’agneaux tués industriellement que n’importe quel autre individu, peut-être même plus.

Je ne nie pas le fait que la chasse soit un mode de subsistance avec lequel nous devrions peut-être un jour renouer, bien qu’il semble que,nous puissions nous passer de viande. Je regrette que l’imaginaire actuel de la chasse ne soit jamais critiqué dans cet essai. Tout imaginaire qui recouvre des actes violents doit être questionné dans son contexte historique, social et écologique, et ce quelle que soit la classe sociale. Le « gibier » n’appartient pas aux chasseurs, les animaux sauvages ne leur ont jamais été volés. Si la noblesse les a accaparé en vue d’assouvir ses “confrontations” au sauvage, cela n’est absolument pas comparable aux enclosures qui ont dépossédés les paysans des terres qu’ils cultivaient. Cela n’a rien à voir non plus avec les demandes de protection des écologues et militants qui n’ont rien à voir avec une élite.

Il est parfois utile de sortir de « l’expérience quotidienne » pour comprendre ce qu’il se passe. C’est d’ailleurs ce que Charles Stépanoff a lui-même fait en partant vivre chez les Tuva. Cela lui a permis d’appréhender les imaginaires des peuples sibériens qui pratiquent la chasse, mais la France n’est pas la Sibérie. Les milieux naturels, la longue histoire de la chasse, de l’étalement des villes, du contexte social, politique, technologique ne sont pas comparables.

Se préoccuper de l’imaginaire de la chasse en France est nécessaire mais ne s’intéresser qu’à quelques chasseurs, peut-être « très sympathiques », en refusant de prendre de la hauteur ne nous explique pas pourquoi les chasseurs s’opposent systématiquement aux analyses des écologues et des écologistes, s’attaquent aux zadistes (grâce auxquels des haies existent encore à Notre-Dame-des-Landes), aux militants qui luttent contre l’appropriation de l’eau captée au profit d’une agriculture dévastatrice, et pourquoi ils s’obstinent à vouloir tuer les loups et ours qui ne respectent pas les frontières.

Je traiterai de cette question, et de l’hybridation si chère à Stépanoff, dans une prochaine partie, parce qu’il reste encore beaucoup de choses critiquables dans cet essai.

Ana Minski

Relecture et corrections : Lola

References

References
1 1Subra, Philippe. « De Notre-Dame-des-Landes à Bure, la folle décennie des « zones à défendre » (2008-2017) », Hérodote, vol. 165, no. 2, 2017, pp. 11-30.
2 2Graeber D. et Wengrow D., Au commencement était… une autre histoire de l’humanité, Les liens qui libèrent, 2021. Version numérique
3 3ibid.
4 4Rigaux P., Pas de fusils dans la nature, Humensciences. version numérique
5 5Des ouvriers agricoles, venus castrer le maïs, ont été hospitalisés pour insuffisance respiratoire à cause de la dose de pesticides dans les champs.
6 6Les corvidés sont considérés comme « nuisibles ». Stépanoff défend le terme de « nuisible » sous prétexte qu’il constitue un terme relationnel. Les indigènes, longtemps comparés aussi aux « nuisibles », seraient heureux de l’apprendre. Il ne voit pas, par contre, que les termes « espèces susceptibles d’occasionner des dégâts » constitue aussi une idée de terme relationnel.
7 7Pour les associations analogiques entre chasse et racisme je renvoie au livre de Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme, La fabrique éditions, 2010.
8 8Charollois G., Pour en finir avec la chasse, la mort-loisir, un mal français, éditions Imho, 2021, p. 84-85.
9 9Constanty H., Le Lobby de la gâchette, Seuil, 2002
10 10Charollois, op. cit.
11 11Pagnol M., La gloire de mon père, 1957, version numérique