Illustration de couverture : Les parfums du soir, Ana Minski

Poèmes publiés en octobre 2020 dans la revue Nouveaux Délits n° 67

1.

J’ai grandi sous le chant des grands-mères.

Voix de ruisseau, voix d’herbe, oiseau d’hiver,

cheveux blancs et longues robes noires,

dans le village, effrayantes sorcières.

cours cours petite fille

ne te retourne pas

suis la chatte noire

qui porte dans ses yeux

les lézardes de feu

Dans les chambres obscures elles m’enfermèrent

pour que je sois calme et silencieuse.

Savaient-elles qu’ainsi naissent

les chemins menant aux joies miraculeuses ?

cours cours petite fille

ne te retourne pas

suis la chatte noire

qui porte dans ses yeux

les lézardes de feu

Au vent tempétueux j’ai ouvert toutes les fenêtres

offrant mes nuits aux hululements des harpies.

Cœur de serres et de fureur, amulettes qu’elles me confièrent

contre l’immolation des rêves, les sanglots et la peur.

cours cours petite fille

ne te retourne pas

suis la chatte noire

qui porte dans ses yeux

les lézardes de feu

Combien sommes-nous à rêver le désencerclement,

l’ouverture des portes, le désenchaînement des pierres,

pour que surgisse enfin celle que nous nommons mère

et qui n’est autre que l’heure magique de l’aurore ?

2.

Lorsque j’étais enfant la lumière

sculptait les corps en fine pluie printanière,

rosée de pensées et de sentiments.

De ces années au présent virevoltant,

il m’est resté des pierres,

métamorphiques, sédimentaires, volcaniques.

Longtemps je me suis tenue silencieuse et discrète

observant depuis l’obscurité de ma chambre

les beautés de la clarté lunaire.

Cloîtrée volontaire, je broyais consciencieusement mes gemmes

pour en extraire les colorants vertigineux et préparer

la palette luxuriante de mes années de vieillesse.

Mais rien n’échappe à l’homme jaloux.

Un matin de printemps, il vint jusque dans mon lit.

Profitant de mon sommeil il me bagua d’un ruban rose et blanc.

Il désirait une alliance, me dit-il, une alliance à sens unique.

Pour être certain de me maintenir dans l’espace de sa propriété,

il me retira la pierre que j’avais dans le ventre,

celle que j’avais dans le pied,

celle que j’avais dans la tête,

dans la gorge, dans la main, dans l’oreille, dans la narine, dans le sexe.

Il me retira toutes les pierres.

Je ruminai leur saveur pour ne pas les oublier.

Elles étaient si colorées, si bavardes, si odorantes et joyeuses.

Elles étaient des concentrés d’os, de peau, de sang, d’esprits et de chants.

Elles étaient veinées, zonées, nacrées, phosphorescentes, argileuses ou rocailleuses.

Certaines étaient vertes, d’autres jaunes, d’autres sombres, métalliques, pâles, translucides ou opaques.

J’étais trop lente, me répétait-il, trop lente et trop lourde.

Me dépouiller de ces élixirs me rendrait plus légère et insouciante.

Ainsi qualifiait-il les êtres purgés du venin de la nuit.

Il mura ma fenêtre n’y laissant qu’un œilleton

Insistant pour que je regarde son monde

Lorgnette de solitudes et de chagrins.

Longtemps je subis sa danse de girouette,

Ses joutes spirituelles, ses anagrammes,

Ses équations, ses jeux de mots et devinettes.

De sa bouche aucune fulgurante onomatopée,

dans ses yeux, ses gestes, sa marche et son rire,

l’absence seule était douleur muette.

Rien n’échappe à l’homme jaloux.

Il bagua l’espace, le temps, les émotions, le langage, les silences.

Il s’inventa un œil de bœuf pour réduire l’univers.

Et pourtant, malgré le charnier qu’est son orgueil,

De fenêtre à fenêtre, sont venus chanter le scutigère et l’hirondelle :

« Tu n’es pas seule, tu n’as jamais été seule, les carrières grondent,

l’océan, les trous noirs. Colère et armure les filons de mémoire. »

3.

Assises sur les marches de granit

Face à la lumière chaude de l’été

La fraîcheur du corridor dans le dos

Les lanceuses d’osselets

Scintillent dans le jour nouveau.

À leurs pieds s’écoule le ruisseau

Sifflement d’empreintes désertées

Brume d’astres au silence sanglant.

Les lanceuses d’osselets

Conjurent les rapaces blancs.

Leurs lèvres filent des mots de bauge,

Griffes crevant l’œil bleu du ciel,

Grondements, stridulations d’éclairs

Les lanceuses d’osselets

S’envolent en trombes d’hiver.

4.

L’Aigrette, la truite, la martre,

Le vers, le carabe, le chiendent,

le hérisson, la guêpe, l’ortie,

Le cèdre, la jonquille, le desman…

Tous les terrestres rejoignent l’Océan

Partagent sa tristesse et sa douleur,

Volant, creusant, rampant, marchant,

Sous la clameur des grues.

Ciel d’ailes aux nuages coassant,

Herbes voyageant à dos de cigales,

Galeries de forêts rouges et d’ammonites

Filet de chenilles sur toiles de mygales.

Tous les terrestres rejoignent l’Océan

Partagent sa tristesse et sa douleur,

Volant, creusant, rampant, marchant,

Sous la clameur des grues.

Son obscur œil de pieuvre,

tambourine dans toutes les veines

Son verbe de corail et de sable,

ravine les gorges et les aines.

Tous les terrestres rejoignent l’Océan

Partagent sa tristesse et sa douleur,

Volant, creusant, rampant, marchant,

Sous la clameur des grues.

Bourrasques, bruines et pertes

Charrient ses os irradiés.

Jusque dans nos poumons,

Blessures et grincements de graviers.

Resteras-tu, homme, indifférent à leur courage,

À leur indéniable goût pour la liberté ?

Répondras-tu encore avec mépris

À ceux qui subissent ta désastreuse tyrannie ?

Tu as négligé, torturé, pendu, brûlé, écorché,

Les sirènes bienfaisantes qui murmuraient aux flots des vents

Tu as cru que le monde était une idée façonnable à souhait

Et tu as confondu les rêves d’amour et les cauchemars.

La mort est bleu cobalt

Chant de baleine

Envol riant de pic

Vagissement de nouveau né.

Tu ne peux l’accabler,

La vie est son enfant.

5.

Impuissante et lente,

je ne tiens plus debout

il m’en coûte même de ramper.

Mon corps est raide

De toute part calcifié

Dans le désert des torturées.

En ce lieu d’eaux filantes et de diapirs,

vint pourtant la baleine m’enseigner :

« L’univers est le cœur de la Terre

Son énergie est iris respirant

Sa langue un leurre

Un appât d’écumes

Où s’agrègent

Fossiles et big bangs. »

Le soleil est venu me percer les yeux

Mes doigts sont devenus ronces

Mon nombril s’est ouvert aux vautours

Et mon squelette de jument s’est élancé

Des Arbailles aux profondeurs de la Henne morte.

6.

Près de la rivière

On peut voir certaines nuits

Une créature sauter à la corde.

À chaque saut elle prononce un nom,

toujours le même : « Lagoa ».

Ses yeux, cernés de noir, fixent la constellation du dragon.

Elle porte une longue tunique de plumes orangées

ses cheveux rouges se dressent en épis,

sa peau est écorce de bouleau,

sa corde est jaune et sifflante.

Semblable à une araignée au milieu de sa toile

elle tisse dans l’espace une demeure au toit arrondie.

Les racines des chênes soufflent leurs lucanes,

qui dansent aux rythmes des claquements de la corde dans le ciel.

Une plus petite créature l’accompagne.

À chaque saut elle murmure :

« quebrantahuesos »

Ses yeux, cernés de blanc, fixent la constellation du scorpion.

Elle porte une longue tunique d’écailles rouges,

ses cheveux verts se dressent en épis,

sa peau est écorce de frêne,

son tracé au sol est lueur cobalt.

Semblable à un geai dans son nid d’herbes folles

elle déverse dans l’espace une pluie de chenilles.

Les feux follets s’agglutinent aux pensées,

squelettes flamboyants au cœur de mica.

Il arrive parfois qu’elles dansent ensemble,

quand le bruant chante à la minuit

et que frissonnent sur les peaux

des sons de tambours et de flûtes.

Ces nuits-là les âmes attentives comprennent

le chant des passereaux :

« Des profondeurs de la Terre

Il pleut de l’os, il pleut du sang,

Les marées les soulèvent

Écume de chairs mêlées

pigment puissant d’algues et d’encres. »

Ces nuits-là les éphémères

quittent l’arbre qui les habitent

et se jettent dans la rivière

où les galets redeviennent vipères.

Ana Minski