En 2019, Camille Halut soutient son mémoire de recherche, Anarchisme et droit constitutionnel. Proposition d’analyse constitutionnelle sur l’expérience anarchiste espagnole de 1936-1937, à l’université de Montpellier.

Cette recherche est d’une importance capitale pour qui souhaite participer à l’avènement d’un système politique anarchiste cohérent et efficient.

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Bref aperçu d’une pensée libertaire

L’anarchisme, en tant que mouvement politique libertaire, apparaît en même temps que l’essor du capitalisme et des États-nations. Il se développe plus particulièrement à partir des années 1880. Il sera très actif de la fin du XIXe à la première moitié du XXe siècle. 

La critique radicale de l’exploitation et de la domination de l’anarchisme le lie profondément au mouvement ouvrier. Sa pensée imprégnera les bourses du travail, le syndicalisme révolutionnaire et de nombreux mouvements révolutionnaires à travers le monde.

Comme le rappelle Camille Halut, l’anarchie n’est pas un bloc de pensée unitaire mais comprend cinq courants principaux dont les différences portent essentiellement sur les méthodes à adopter pour établir la société anarchiste :

  1. le proudhonisme ;
  2. le communisme anarchiste ;
  3. l’anarcho-syndicalisme ;
  4. l’anarchisme individualiste ;
  5. l’anarchisme chrétien.

Tandis que le communisme anarchiste et l’anarcho-syndicalisme comptent sur la mobilisation de la masse ouvrière pour l’avènement de la société anarchiste, l’anarchisme individualiste repose sur une démarche personnelle. L’anarchisme chrétien, quant à lui, « est le seul à préconiser la non-violence ». (p. 3)

Les théories qui peuvent se réclamer de l’anarchisme reposent sur plusieurs principes communs :

  • le rejet de l’autorité coercitive, d’une centralisation, d’une concentration du pouvoir incarnée par l’État ou le gouvernement ;
  • le rejet du capitalisme et de l’exploitation ;
  • la liberté individuelle ;
  • l’égalité réelle ;
  • le rejet de l’aliénation.

L’anarchie, dont l’objectif est l’émancipation de tous, exclut tout système d’aliénation. Pour créer une société anarchiste, il faut donc faire appel à la libre association, ou fédération d’individus ou de groupes entre eux, à l’abolition des classes sociales par la réorganisation de la production, et au développement de l’esprit critique et antidogmatique. Le premier pas pour briser la servitude volontaire étant, en effet, de comprendre les mécanismes de domination pour identifier les processus d’oppression et d’exploitation.

L’anarchisme ne souhaite donc pas conquérir le pouvoir étatique mais participer à la création d’un autre mode d’organisation sociale. En ce sens il est un régime politique « caractérisé par une absence de commandement politique par un chef ou, a contrario, un commandement sans chef. » (p. 4)

Les expériences passées qui peuvent permettre d’étudier un système anarchiste efficient sont peu nombreuses. Les plus abouties à ce jour sont celles menées en Espagne pendant la guerre civile.

C’est donc en s’appuyant sur les collectivités anarchistes espagnoles des années 1936 et 1937 que l’autrice va identifier un régime constitutionnel[1]1Un régime politique ou constitutionnel est la « forme du gouvernement d’un État. Mise en œuvre, dans un État déterminé, d’une conception concernant la souveraineté et les principes dont … Continue reading) anarchiste.

Le régime constitutionnel des collectivités anarchistes espagnoles

En Espagne, entre 1936 et 1937, de nombreuses collectivités anarchistes s’organisent : la région de l’Aragon compte environ 450 collectivités, équivalant à 500 000 individus, celle de Castille regroupe 300 collectivités, soit 100 000 individus, celle du Levant répertorie 900 collectivités, celles de la Catalogne, de l’Estrémadure et de l’Andalousie ont quelques collectivités-pilotes.

Pour créer une unité politique, un système de valeurs et des principes de vie en société sont nécessaires.

Les principales valeurs anarchistes sont :

  • la liberté individuelle, qui ne s’oppose pas à l’autre puisqu’ « Être libre exige la reconnaissance d’un autre être humain, car c’est l’autre qui confirme ma liberté en me traitant en tant qu’égal, en tant qu’être humain.[2]2Mikhaïl Bakounine, in Camille Halut, 2019, p. 8. » ;
  • l’égalité réelle qui est « inséparable de l’égalité économique, des moyens de subsistance, de l’éducation pour tous, du travail collectif[3]3Mikhaïl Bakounine, Œuvres, t. 1, Paris, Stock, 1972, p. 96, in Camille Halut, 2019, p. 9. » ;
  • l’émancipation politique qui implique que les citoyens rédigent eux-mêmes leur norme fondamentale. Pour rendre efficientes ces valeurs fondamentales, les citoyens doivent être à l’origine de la constitution et être explicitement souverains. Comme en témoignent les documents rédigés directement par des paysans locaux, une forme contractuelle est affirmée dès le processus constituant :

« Le préambule de la constitution de Tamarite de Litera prend la forme de l’article premier et indique que la collectivité a été ‘‘composée par des paysans et des travailleurs industriels’’ » (p. 30)

Ces documents, élaborés dans les communes, sont appelés « chartes » ou « règlements ». Tels que définis dans le dictionnaire Larousse, ces substantifs signifient respectivement : une loi fondamentale ou un ensemble de lois constitutionnelles d’un pays ; un ensemble de mesures auxquelles sont soumis les membres d’une société ou d’un groupe. Les contenus de ces chartes et règlements font donc référence à des principes de vie collective et peuvent être considérés comme des actes fondateurs et régisseurs de la vie commune. Ils confirment une rupture avec l’ancien régime politique et prennent la valeur d’un acte fondateur d’une société nouvelle. Sur le plan symbolique, il s’agit donc bien d’une constitution. Sur le plan juridique, il en est de même, une constitution ayant pour fonction d’organiser le pouvoir politique et la vie en société. Les anarchistes espagnols ont également su répondre aux interrogations portant sur les fonctions constitutionnelles relatives à l’activité juridictionnelle et à l’usage légitime de la violence.

Afin de respecter la souveraineté des citoyens, des assemblées générales sont régulièrement tenues. Pendant ces AG, des titulaires des fonctions publiques sont élus et des délégués pour représenter la commune. Les titulaires et la délégation ainsi constitués sont fondés sur le mandat impératif[4]4Le mandat impératif consiste à déléguer à une organisation ou à un individu élu  le pouvoir de mener une action définie dans la durée et dans la tâche, selon des … Continue reading et révocable[5]5« … si tels ou tels individus contredisent par leurs actes les instructions reçues, les résolutions prises, il est possible de les rappeler à l’ordre, de les blâmer, de les … Continue reading.

« Ils sont chargés d’exécuter les décisions prises par l’AG et sont soumis à un mandat de type impératif qui induit une surveillance populaire. Il n’y a pas de traces écrites de la manière dont pouvait fonctionner cette surveillance mais elle est rendue possible par la petite taille des unités politiques et par les délibérations effectuées régulièrement et par tous sur les affaires publiques. » (p. 11)

Pour être en adéquation avec le fait que l’assemblée est composée du peuple souverain sans représentation, une souplesse est nécessaire pour pouvoir réviser la norme fondamentale de la collectivité. Aussi, la commune de Salas Altas dispose au vingtième et dernier point de sa constitution que « l’assemblée est souveraine et ses accords feront loi, même s’ils modifient les présents statuts. » L’assemblée législative ordinaire que constitue l’assemblée générale peut donc, a priori, selon une procédure identique à celle employée pour l’adoption des lois ordinaires, modifier la constitution par une loi et comme une loi.

L’égalité réelle n’étant possible qu’en prenant en compte la réalité économique et sociale des individus, la propriété collective des moyens de production est une nécessité et est par conséquent mise en place.

En effet, dès 1891, le journal L’Anarchie affirme qu’« on opprime les hommes de deux façons : ou directement, par la force brutale, par la violence physique ; ou indirectement, en leur soustrayant leurs moyens de subsistance et en les réduisant ainsi à l’impuissance.[6]6Daniel Guerin, Ni Dieu ni Maître. Anthologie de l’anarchisme, t. II, La Découverte & Syros, Paris, 1999, p. 13. »

Le 24 octobre 1936, un décret de collectivisation est pris à Barcelone :

« Il établit les règles de fonctionnement des entreprises commerciales et industrielles de Catalogne ; chaque entreprise est gérée par un Conseil d’entreprise de cinq à quinze membres, ils représentent les différents services voire les tendances syndicales à la proportionnelle. Les titulaires sont choisis au sein de l’assemblée générale des employés, nommés pour deux ans et renouvelables par celle-ci. Le conseil de gestion est révocable.

Ces entreprises sont réunies en syndicats professionnels. Chaque syndicat a un ‘‘Comité Économique’’, qui règle notamment les dépenses des différentes activités. Les Comités Économiques des différents syndicats se réunissent dans un comité de liaison, qui remplit le rôle d’une ‘’caisse d’égalisation des fonds’’ afin de ‘’veiller à une répartition légitime des fonds.’’ À Barcelone en 1936, la Compagnie des autobus verse une partie de ses excédents à la Compagnie des tramways[7]7Collectivisations. L’œuvre constructive de la révolution espagnole (1936-1939), C. N. T. Toulouse (H.-G.), 1936, p. 12-13.. Cette organisation a lieu dans la sphère communale. Elle peut également, selon les activités, déborder le cadre communal pour s’étendre aux activités intercommunales. La collectivisation se généralise à toutes les branches professionnelles. » (p. 14)

La propriété collective des moyens de production concernait 758 000 personnes dans l’agriculture et 1 080 000 dans l’industrie.

Cette réorganisation implique un travail théorique important. En Espagne, les théories anarchistes étaient largement diffusées et nombreux étaient ceux qui y adhéraient.

Les deux principes fondateurs constituants sont :

  1. délégation par mandat impératif et révocable ;
  2. collectivisation des moyens de production.

Les citoyens anarchistes ne se contentent pas d’être un corps électoral, ils veulent aussi être un corps délibérant. La démocratie directe implique une responsabilisation individuelle et collective, l’exercice pratique de la politique par, notamment, des assemblées générales qui se réunissent régulièrement pour élire des titulaires, des délégués, rédiger et voter des lois. Pour placer le citoyen au cœur du système institutionnel, rendu impossible dans les gouvernements représentatifs, les anarchistes ont désacralisé l’élection et fusionner les pouvoirs législatif et exécutif. La fusion de ces deux pouvoirs est importante pour que, dans les assemblées et conseils décisionnels, chacun garde son pouvoir législatif et exécutif afin de participer collectivement à la création et rédaction de lois, les appliquer et se les appliquer. À la séparation des pouvoirs, institutionnalisé en 1789, les anarchistes préfèrent donc une distinction par branches d’activités.

Les syndicats sont organisés en « sections de métier » qui sont reliés les uns aux autres au sein d’une assemblée et par des « fédérations locales » de syndicats, elles-mêmes érigées en organe communal. Les fédérations locales sont institutionnalisées dans un « comité central composé d’un membre de chaque branche de production » et ce dernier « [rend] compte, dans l’assemblée mensuelle, de la marche de la consommation, de la production, ainsi que des rapports établis dans le reste de l’Espagne, et hors de l’Espagne.[8]8Gaston Leval, Espagne libertaire (36-39). L’œuvre constructive de la Révolution espagnole, Monde Libertaire, 1983, p. 55, [En ligne : … Continue reading »

« Les syndicats avaient pour rôle de gérer la production, les coopératives la distribution et les communes ‘’les instances d’expression politique’’. Ces instances sont des assemblées générales, publiques et composées de citoyens. Les citoyens qui participent ne sont pas seulement les anarchistes : les ‘’individualistes’’ refusant la collectivisation peuvent eux aussi participer à ces assemblées[9]9La liberté individuelle étant une des valeurs fondamentales de l’anarchie, un sécessionnisme individuel est accepté par la collectivité. « L’article 20 de la constitution de la … Continue reading. Les citoyens prennent ici directement part aux débats et aux décisions qui concernent les affaires publiques. Ces assemblées ont en effet une fonction législative, au sens de l’édiction de règles de portée générale destinées à organiser la vie en société. Elles ont aussi une fonction exécutive, puisqu’elles exercent notamment une autorité sur l’Administration. Elles ont lieu chaque semaine, chaque quinzaine ou chaque mois, selon le calendrier choisi par la localité. Ces instances constituent les assemblées législatives ordinaires. » (p. 31)

L’assemblée générale nomme un « Comité » dont le rôle, purement administratif, est exécutant : « Dans la collectivité de Salas Altas, il est ‘‘composé d’un président, un vice−président, un secrétaire, un comptable, un trésorier, et d’autant de membres qu’il le faudra, d’après les tâches à accomplir ». L’assemblée nomme également des commissions de travail pour trouver des solutions. Elle assure donc les fonctions législative et exécutive dans de larges domaines de compétences : urbanisme, télécommunication, enseignement public, etc. L’importante implication des citoyens qu’exigent ces larges compétences permet d’assurer la mise en œuvre des fonctions constitutionnelles (législatives et exécutives) mais aussi de légitimer et de pérenniser celles-ci.

« … ‘’apprendre aux masses à se passer de chefs et de maîtres’’ au moyen d’une information continue, d’une éducation, d’habitudes ‘’à comprendre les problèmes les concernant directement ou indirectement, à chercher et à trouver les solutions adéquates.’’ Cela explique que la liberté ‘’s’impose comme participation’’ ou encore ‘’délibération’’. Ces instances forment le lieu d’accomplissement et de perfectionnement du travail commencé par les organisations syndicales. Elles donnent donc prise sur des pans cruciaux de la vie en société, notamment sur l’institution de la monnaie. » (p. 32)

Les anarchistes espagnols envisagent de remplacer le système monétaire capitaliste, qu’ils définissent comme étant fondé sur la réserve de valeur. En 1936, des ingénieurs et des ouvriers catalans du secteur de l’industrie textile estiment que « la première étape de la révolution actuelle sera une révolution économique et monétaire, ou ne sera pas la révolution. » (p. 33) L’objectif des anarchistes espagnols était de conserver les caractéristiques avantageuses de la monnaie – unité de compte, intermédiaire dans les échanges – et d’abandonner celle qui présente un inconvénient – la réserve de valeur. Ils expérimentent donc des monnaies locales, mais aussi un système de bons de consommation, des carnets de producteurs. Mais ces tentatives ne sont pas des réussites :

« Les ingénieurs et ouvriers précités soulignent que ‘’ce n’est pas supprimer la monnaie ; c’est simplement en remplacer la base arbitraire actuelle par une autre base arbitraire d’échange.’’ Cette remarque met en lumière la nuance dont fait preuve la pensée anarchiste, souvent caricaturée aux fins de décrédibilisation. » (p. 34)

La question de la monnaie locale demeure un système contemporain toujours en cours d’expérimentation et d’ajustement dans le monde.

Les anarchistes espagnols ne rejettent pas tout principe d’autorité mais une certaine pratique de l’autorité. Le pouvoir politique et l’autorité politique qui l’exerce sont remodelés. Le principe d’autorité accepté par l’anarchisme désigne « la contrainte sociale collective qui pèse sur l’individu » et qui est établie par la constitution communale. Elle est exercée par tous les citoyens réunis en assemblée générale. C’est ainsi que des décisions de justice peuvent être rendues.

En Espagne, des jugements sont effectués par des « tribunaux populaires formés de militants de la C.N.T. » Une police anarchiste est également constituée à partir de « groupes de miliciens qui s’étaient formés spontanément dans chaque localité pour rechercher les suspects et les saboteurs ou empêcher les désordres et les conflits entre particuliers ». Ses missions sont de « [mettre] un terme aux agressions, aux dénonciations arbitraires, aux disparitions et aux exécutions sommaires ». Les policiers sont intégrés à des groupes nommés « groupes d’Investigation et d’Ordre public » (p. 36). Il s’agissait d’une police intercommunale coordonnée pour toute la région de l’Aragon. Les anarchistes espagnols estimaient également que « les militaires, qui se sont adonnés toute leur vie à l’étude des tactiques guerrières, sont plus avertis que [les civils], et que leurs conseils valent souvent mieux que [ceux des civils]. Par conséquent, [ils acceptaient leurs conseils, leur collaboration. » (p. 37) Le choix de placer l’expert non comme décideur mais comme conseiller témoigne de la place accordée aux individus et à la société civile.

Ces systèmes institutionnels et de valeurs sont les traits d’une constitution libertaire qui fonde un État dans sa forme antique, c’est-à-dire la cité-État. Selon l’autrice, la cité-État pourrait abriter différentes modalités d’exercice du pouvoir politique. Les différentes cité-États sont articulées en confédération[10]10« Dans l’Espagne révolutionnaire de 1936, les institutions confédérales sont exclusivement destinées à réglementer les échanges entre les collectivités composant la confédération … Continue reading.

Les caractéristiques juridiques de l’État sont en effet réunies :

  • pouvoir de contrainte : la commune possède un appareil normatif ainsi qu’une justice, une police et une armée ;
  • ce pouvoir de contrainte porte sur une population: sur les individus ayant fait le choix d’intégrer la collectivité anarchiste mais également sur les individus ayant fait celui de ne pas l’intégrer ;
  • ce pouvoir de contrainte porte également sur un territoire délimité.

La constitution anarchiste possède les caractères juridiques de l’État :

  • la souveraineté de la commune conduit à ne reconnaître aucune subordination interne ou externe. La puissance interne de la commune se manifeste notamment par la législation, l’administration et la justice. L’indépendance externe est caractérisée, entre autres, par le droit de conclure des traités et de recourir à la force ;
  • la personnalité morale induit des caractéristiques qui concernent les modalités d’exercice du pouvoir politique et les capacités juridiques de la collectivité. En matière d’exercice du pouvoir, les fonctions politiques peuvent être retirées à leurs titulaires, les décisions sont prises au nom de la collectivité, la collectivité possède des biens distincts de ceux qui exercent des fonctions politiques… La commune anarchiste espagnole présente ces caractères puisqu’elle admet la révocation des titulaires de fonctions publiques. En matière de capacités juridiques, la collectivité peut établir des conventions. La commune anarchiste espagnole établit des liens politiques avec ses semblables, notamment dans le domaine militaire.

L’anarchisme révise dans ses fondements l’exercice du pouvoir mais aussi les contours géographiques du territoire sur lequel il s’applique. L’échelle territoriale nationale – au sens des grands États modernes – constitue un obstacle pour la démocratie directe, qui ne peut-être qu’une « société de face-à-face ». Elle est donc une absurdité aussi bien pour la visée internationaliste du projet sociétal anarchiste que pour l’épanouissement de la diversité humaine.

« Lorsque l’unité politique de base s’étend sur un grand territoire, elle induit une multiplication des individus et des distances. Les grandes distances à parcourir pour se réunir et un nombre très élevé d’individus sont des difficultés pour la communication pourtant essentielle dans le débat politique. » (p. 43)

L’anarchie réduit donc l’unité politique à l’échelle d’une commune souveraine. Cette réduction du territoire est nécessaire parce que seules des communautés historiques permettent aux citoyens de se connaître, de se distinguer et de se regrouper politiquement. En Espagne, les théories libertaires étaient largement connues et la tradition villageoise communautaire était encore très présente, ce qui permit la participation volontaire des villageois au processus constituant libertaire.

« En 1936, Fraga compte 8 000 habitants pour 480 km², Andorra 3 337 habitants pour 256 km², Esplús 1 100 habitants pour 110 km². » (p. 51)

L’unité politique fondatrice est articulée à ses semblables au moyen d’une confédération, dont la formalisation juridique implique une volonté de s’unir et le partage de valeurs. Ce phénomène présuppose l’existence d’entités politiques ayant nécessairement pour attribut d’être souveraines et indépendantes. L’indépendance est conservée même après la formation de la confédération. Les anarchistes s’unissent autour de valeurs politiques communes : la liberté, l’égalité, la propriété collective des moyens de production, et la démocratie directe comme mode d’exercice du pouvoir politique. Ces valeurs instaurent une solide relation confédérale.

L’institution principale de la confédération est le Congrès : une assemblée délibérante dont les membres, nommés par les gouvernements des États, obéissent aux instructions de ceux-ci et est réglementée par la règle de l’égalité des voix.

« La confédération anarchiste est conçue par groupements superposés et croissants ; la commune est la première unité politique. Les communes s’assemblent au niveau cantonal (comarca). Gaston Leval indique que ‘’chacune de ces fédérations cantonales (comarcales) représentait de 3 à 36 villages plus ou moins importants.’’ Un congrès est créé pour le canton, en tant qu’institution confédérale. Puis les cantons s’assemblent au niveau régional. Un congrès supplémentaire est créé au niveau régional, toujours en qualité d’institution confédérale. Gaston Leval décrit que, en 1937, ‘’le total de ces villages, dont nous possédons la liste intégrale, s’élevait à 275. Le nombre des familles affiliées, à 141’’. Et l’historien précise immédiatement le phénomène d’expansion dont fait l’objet le collectivisme anarchiste, il indique que de plus en plus de nouvelles collectivités s’agglomèrent au fil du temps. La première confédération a donc vocation à grossir et à voir une confédération se former sur elle pour l’associer à d’autres confédérations, créant la ‘’confédération des confédérations’’ proudhonienne. Ces confédérations formées en poupées russes ont vocation à se développer sur le territoire international. » (p. 61)

L’unité politique qui s’unit en confédération conserve sa personnalité juridique internationale tout comme la confédération. C’est l’emploi de la personnalité juridique qui rend possible cette coordination.

Les 14 et 15 février 1937, ce sont 275 communes qui se réunissent en Congrès constitutif à Caspe, en Aragon. Les mandats sont précis et révocables, les résolutions politiques concernent les modalités d’échange de biens entre lesdites collectivités et celles de l’extérieur, la première résolution portant sur la création d’un fonds commun de marchandises et de ressources financières devant servir aux échanges avec d’autres régions et avec l’étranger.

La constitution anarchiste permet donc une mise en œuvre des fonctions constitutionnelles classiques. Elle fait preuve non seulement de légitimité mais d’efficience, aboutissant sur l’édification d’un système d’institutions fonctionnel. Elle permet de constituer un ensemble de cité-États s’associant en confédérations grâce au partage de valeurs de justice et d’équité. Comme l’écrivit Errico Malatesta, la coopération est « toujours la condition nécessaire pour que l’homme puisse lutter avec succès contre la nature extérieure[11]11Errico Malatesta, L’Anarchie. Anarchistes, socialistes et communistes, Annecy, Groupe Premier Mai, 1982, p. 308-312, in Camille Halut, 2019, p. 62. ».

Le système politique mis en place par les anarchistes pendant la guerre d’Espagne devait s’adapter au contexte de guerre économique et civile, aux multiples tentatives de sabotage des franquistes et des républicains. La brièveté de l’expérience n’a pas permis d’établir des règles assez précises et justifiées par la pratique, de les étoffer ou les améliorer au fur et à mesure de leur mise en œuvre. Le contexte de guerre civile, la victoire des franquistes, ont mis fin à une expérience qui aurait pu conduire à une évolution constitutionnelle adaptée à la liberté fondamentale que l’anarchie proclame.

Cette expérience anarchiste est toujours d’une vibrante actualité, de nombreux mouvements ayant tenté ces dernières années de renouer avec ses valeurs de liberté et d’égalité, de démocratie directe, d’assemblées délibératives, de coopération et d’autogestion.

Ana Minski

Relecture : William

Corrections : Lola

References

References
1 1Un régime politique ou constitutionnel est la « forme du gouvernement d’un État. Mise en œuvre, dans un État déterminé, d’une conception concernant la souveraineté et les principes dont doit s’inspirer le gouvernement, ou les distinctions et relations entre gouvernants et gouvernés et entre les divers pouvoirs publics » selon la définition donnée par Gérard Cornu. (Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, 2016, PUF, Paris, 1987, p. 879.
2 2Mikhaïl Bakounine, in Camille Halut, 2019, p. 8.
3 3Mikhaïl Bakounine, Œuvres, t. 1, Paris, Stock, 1972, p. 96, in Camille Halut, 2019, p. 9.
4 4Le mandat impératif consiste à déléguer à une organisation ou à un individu élu  le pouvoir de mener une action définie dans la durée et dans la tâche, selon des modalités précises auxquelles il ne peut déroger. 
5 5« … si tels ou tels individus contredisent par leurs actes les instructions reçues, les résolutions prises, il est possible de les rappeler à l’ordre, de les blâmer, de les destituer, de les remplacer. » Gaston Leval, in Camille Halut, 2019, p. 12. La pratique anarchiste donne des illustrations de cas de révocations de mandat, pour des motifs divers tels que l’incompétence.
6 6Daniel Guerin, Ni Dieu ni Maître. Anthologie de l’anarchisme, t. II, La Découverte & Syros, Paris, 1999, p. 13.
7 7Collectivisations. L’œuvre constructive de la révolution espagnole (1936-1939), C. N. T. Toulouse (H.-G.), 1936, p. 12-13.
8 8Gaston Leval, Espagne libertaire (36-39). L’œuvre constructive de la Révolution espagnole, Monde Libertaire, 1983, p. 55, [En ligne : https://cras31.info/IMG/pdf/gaston_leval_espagne_libertaire.pdf], in Camille Halut, 2019, p. 18.
9 9La liberté individuelle étant une des valeurs fondamentales de l’anarchie, un sécessionnisme individuel est accepté par la collectivité. « L’article 20 de la constitution de la collectivité de Tamarite de Litera, par exemple, dispose que ‘‘tout camarade collectiviste aura le droit le plus absolu de se séparer de la Collectivité quand bon lui semblera’’ ». p. 25. Cependant, ils sont assimilables à des étrangers vivant sur le territoire de l’entité politique, une partie des règles édictées leur sont appliquées.
10 10« Dans l’Espagne révolutionnaire de 1936, les institutions confédérales sont exclusivement destinées à réglementer les échanges entre les collectivités composant la confédération ainsi que leurs échanges avec les entités politiques extérieures. » (p. 59)
11 11Errico Malatesta, L’Anarchie. Anarchistes, socialistes et communistes, Annecy, Groupe Premier Mai, 1982, p. 308-312, in Camille Halut, 2019, p. 62.