Illustration de couverture : Rhinocéros, Ana Minski

(publié en 2013 dans la Gazette de la Lucarne)

1

L’estomac s’agite depuis un petit moment et sa faim commence à irradier tout le corps. Il n’est plus temps de la paresse et de la rêverie. Les narines guettent l’odeur douceâtre qui plaît à la bouche et d’un pas lent et silencieux il se rend jusqu’au lieu de l’apaisement. Il entend les termites s’agiter dans leurs galeries, les vers manger la terre, les bousiers les excréments. Il perçoit fugitivement l’odeur d’un cadavre que des vautours nettoient. Leurs ailes résonnent en froissements froids et leurs coups de becs rythment le crépuscule. Bientôt l’odeur sucrée l’emporte sur tout le reste. Il s’arrête, lève la tête, tend la bouche, et d’un mouvement des mâchoires englouti des rameaux d’acacias. Les bruits de sa mastication et de sa déglutition résonnent dans son corps, le goût du suc se répand et réchauffe son être. Le parfum chaud des herbes hautes et le bruissement du vent n’existent plus quand le rhinocéros se sustente.

Mais depuis plusieurs jours, une odeur désagréable l’empêche de savourer l’odeur des feuilles et des branches, de profiter pleinement du suc salvateur. Lui si discret, si timide, si solitaire n’aime pas sentir cette présence insistante. Il aimerait identifier l’animal qui l’observe mais sa faible vue ne lui permet pas de le voir. C’est un animal, c’est certain, puisqu’il sent la merde et l’urine, que ses lentes digestions et la circulation de ses liquides vrombissent à ses oreilles. Mais l’odeur sous-jacente et le chant de ses déplacements lui sont inconnus. Il aimerait être seul à nouveau et errer en fantôme dans la savane. Il voudrait profiter de ses bains de boue et du bien-être que les oiseaux lui apportent quand ils strient sa peau de coups de bec. Parfois l’envie de charger la bête s’empare de lui mais elle a l’air si petite et si fragile et aucune animosité n’émane d’elle.

L’autre, c’est un petit d’homme qui s’enfuit dès qu’il le peut pour contempler la mystérieuse créature qui a élu domicile non loin du village. Il se cache derrière les arbustes se croyant invisible, espérant secrètement que l’animal sentira sa présence et l’invitera près de lui. L’enfant s’invente de nombreuses histoires dans lesquelles le rhinocéros est son compagnon de route. Il s’imagine entrant au village sur son dos, fier d’avoir un ami si imposant et si doux. Il rêve souvent que son nez se transforme en corne et qu’à coups de corne lui et l’animal fantastique se saluent, heureux de leur intimité. L’animal homme est obsédé par l’animal à corne.

Mais un après-midi l’enfant ne le vit pas. Il chercha longtemps, avançant au milieu des arbustes et des herbes hautes. L’autre n’était plus là. De retour au village il apprit que des chasseurs l’avaient emmené. Un bienfaiteur voulait protéger le dernier mâle de cette espèce et n’avait trouvé d’autres moyens que de le faire capturer pour le conduire dans son zoo privé.

2

Les odeurs et les sons ne sont plus les mêmes. Tout est inconnu, violent et pervers. D’abord enfermé dans une cage, il a grogné, reniflé, chargé. Mais rien, rien ne bougeait. Des odeurs agressives l’assaillaient. Il lui semblait être transpercé par une lance dont le froid glacial se distillait pour paralyser ses membres. Son corps souffrait de ne pouvoir renifler, entendre, sentir le crépuscule de la savane jusqu’au moment où, malgré sa résistance, le sommeil s’empara de lui.

Depuis des heures, des créatures laides et puantes le tiennent enchaîné dans un habit de fer. Devant lui une femelle est contenue dans un même carcan, elle renifle et grogne. C’est la première fois qu’il en sent une, et tous deux sentent leur rage et leur peur mutuelle. Soudain, quelque chose de mou et de froid se glisse sous son ventre et enlace son sexe. Des va-et-vient désagréables, des va-et-vient impatients, brutaux, méprisants… jusqu’à l’éjaculation. Son sperme dégouline dans un bocal froid que la chose molle récupère pour l’enfoncer dans le sexe de la femelle. L’odeur de la douleur sue de tous les pores, des narines, de la bouche ouverte, des yeux clos de la femelle et elle le pénètre par tous les pores, les narines, la bouche, les yeux, les os. Que sont ces créatures qui ont pris possession de leurs corps et de leurs vies ? Elles ont la même odeur que celle qui l’observait quand il était encore libre. Il aurait dû se méfier davantage et la charger ou fuir. Son impassibilité lui aura coûté cher.

Le carcan s’ouvre. Une seule voie lui est possible, celle conduisant vers la cage. Il se sent faible malgré l’apparente force de son corps, il se sent faible et dévasté. Il n’a pas le courage de charger, il sait que le combat est perdu d’avance. Mais comment est-ce possible ? Comment des créatures si faibles ont-elles pu avoir raison de lui ? Elles ont quelque chose que lui n’a pas, mais quoi ? Le goût de la possession et du contrôle ? Il sent une cascade de souvenirs se déverser dans son être, il sent une nuée de regrets envahir ses organes et éclater en gerbes de souffrance. Il ne se déplacera plus dans les herbes hautes et n’entendra plus le son des vautours nettoyant un cadavre. La mélodie est devenue bruit assourdissant.

Les hideuses créatures chargent la cage sur une de leur machine qui roule. À quelques centimètres de ses yeux un mur sur lequel un troupeau de rhinocéros est représenté. Qui sont-ils ces congénères poilus ? Pourquoi semblent-ils ainsi voler au-dessus d’un désert ? Et sous la représentation une de ces chétives créatures, plus petite et plus vive, le regarde et il entend : «  C’est le même animal que les hommes préhistoriques ont peint ? Il a connu les hommes préhistoriques ? » Et une silhouette plus grande portant des gants de caoutchouc « Non, pas lui, mais ses ancêtres. »

Des mouvements étranges l’éloignent du petit et de sa mère. La lumière fuse et l’extérieur, là où mugit le vent, est tout blanc. Le petit garçon s’élance derrière le camion, il agite ses bras en un signe joyeux. Mais la mauvaise vue du rhinocéros ne lui permet pas de voir le salue souriant du petit d’homme. Il ne peut que sentir et entendre la joie de l’enfant qui court dans la neige, qui court derrière la bête à corne. Mais cette joie-là n’est pas contagieuse et tout ce blanc l’aveugle. 

Ana Minski