J’ai été interviewée par le journal féministe La babeleuse, mai 2023. Il est possible de le commander en contactant Amande Art : www.instagram.com/amandeart_officiel ou www.facebook.com/amandeart 

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1. Peux-tu te présenter en quelques lignes ?


J’écris de la poésie et des textes de fiction depuis l’enfance. Pendant plusieurs années, j’ai fait des spectacles de rue, vécu dans des squats, dormi à la belle étoile, etc. J’ai ensuite repris des études en archéologie et me suis spécialisée dans les outils en pierre taillés par Néandertal. Je peins depuis plus de dix ans et je tiens un blog depuis 2017 : lesruminants.com. Je suis également directrice de publication des revues Behigorri et Gaueko, co-fondatrice du mouvement Écologie radicale incivilisée et autrice de l’essai : Sagesses incivilisées, sous les pavés la Sauvageresse !

2. J’aime beaucoup le mot Sauvageresse, peux-tu nous en dire plus ?

Sauvageresse est un mot valise composé du mot sauvagesse, sauvage, paresse et sagesse. C’est un néologisme synonyme de nature, c’est-à-dire celle qui ne travaille pas et qui est incivilisée.

Depuis quelques décennies maintenant, des anthropologues affirment que les problèmes écologiques auxquels nous sommes confrontés sont dus à l’invention occidentale du concept de nature. Ce concept se serait construit en opposition à celui de culture. Ils vont jusqu’à affirmer que la nature n’a jamais existé. Je ne partage pas leur avis, bien au contraire. D’une part, il est important de nommer ce qui est détruit, exploité, artificialisé afin de pouvoir le défendre et comprendre les mécanismes de l’appropriation et de la destruction ; d’autre part, le dualisme fondamental n’est pas nature/culture mais féminin/masculin.

En employant le nom sauvageresse au lieu de nature, j’ai voulu rendre visible les similitudes entre l’exploitation des femmes et l’exploitation de la planète, personnifier la part sauvage qui existe en-dehors de nous et qui nous habite. La valorisation d’une masculinité prédatrice et agressive est ce qui favorise la domination des hommes sur les femmes et sur le vivant en général. De nombreuses écoféministes ont démontré que le genre féminin qualifie les femmes, bien sûr, mais aussi, par analogie, les enfants, les indigènes, les esclaves, les animaux, l’immanence, l’émotion, la passivité, la paresse, le domestique et le sauvage. Le genre féminin est infériorisé par rapport au genre masculin qui représente l’action, la compétition, l’appropriation, la violence, la raison, la culture, la transcendance. Cette infériorisation autorise l’homme à dominer tout ce qui est assimilé à la sphère féminine.

En tant que poétesse, je crois aussi en la puissance des mots. La sauvageresse personnifie donc les forces positives du féminin et de la nature qui peuvent nous aider à combattre cette masculinité hégémonique et destructrice.

3. Que penses-tu du rôle des mythes fondateurs ? Qu’ont-ils apporté (positivement et/ou négativement) ? Ont-ils un sens aujourd’hui ? 

Les mythes servent à expliquer l’ordre du monde tel qu’il est et à le maintenir. Dans mon essai, j’ai questionné les mythes fondateurs qui participent à l’asservissement des êtres vivants et plus particulièrement celui de Gilgamesh qui fonde la civilisation. Ce mythe illustre notamment quatre fondements philosophiques : l’anthropocentrisme, la nature humaine, la neutralité des techniques et le progrès.

L’anthropocentrisme consiste à croire que l’homme est supérieur aux autres espèces. Il place l’humain au sommet de la pyramide du vivant l’autorisant ainsi à se servir sans limite des autres espèces qui n’existent que pour le servir. Cette conception du vivant nie la complexité des espèces et des individus qui les composent. La co-évolution des espèces et des territoires, les relations des uns avec les autres deviennent purement utilitaires. L’anthropocentrisme autorise l’homme à réduire les êtres vivants à l’état d’objet.

Le mythe qui consiste à croire que l’homme est, par nature, mauvais, conquérant, agressif est également dangereux. En effet, il naturalise les individus selon leur sexe et ne nous permet pas de mener une critique conséquente de la culture qui le véhicule. Nous connaissons pourtant aujourd’hui l’importance de la culture – et de ses mythes – pour façonner les individus et leur vision du monde. Ce n’est donc pas tant la nature de l’homme qui est mauvaise que la culture actuelle qui valorise ce qu’il y a de plus mauvais chez l’humain, et plus particulièrement chez les hommes : l’agressivité, la chosification et la domination.

Un autre mythe important est celui de croire que les techniques sont neutres. Aucune technique n’est neutre. Elles impliquent toutes une certaine organisation sociale, modifient les relations entre les humains et avec les autres espèces, ont un impact écologique plus ou moins désastreux. Questionner les techniques employées est donc indispensable pour comprendre l’extermination des espèces et des cultures humaines, la stratification sociale et la domination masculine. En effet, toute technique nécessite certains matériaux et infrastructures pour fonctionner, une division du travail et une stratification sociale plus ou moins importante et coercitive ; toute technique laisse derrière elle des déchets plus ou moins toxiques, modifie la vision du monde et les relations au vivant. Comme nous le constatons depuis plusieurs décennies, les principaux désastres écologiques sont le fait de techniques autoritaires. Pourtant, les solutions apportées ne sont pas l’arrêt de ces techniques mais la fuite en avant dans l’innovation de techniques toujours plus autoritaires au mépris de tout ce qu’elles dévorent pour exister et fonctionner.

Le mythe du progrès est fondé sur l’idée que l’homme civilisé – l’homme des villes – est la créature la plus parfaite qui soit, moralement et physiquement. Dès 1758, Carl von Linné nomme notre espèce Homo sapiens et établit une classification des races. Les « Boschimans » et « Hottentots » sont classés au plus bas de l’échelle humaine, à la charnière de l’animalité. C’est au même moment, que les cultures sont elles-aussi hiérarchisées selon les techniques employées : de l’âge de pierre à l’âge industriel, d’une économie de chasse-cueillette à une économie de production. Du plus sauvage au plus civilisé, l’homme de la Préhistoire et les indigènes étant ainsi renvoyés à l’enfance de l’humanité. La mission civilisatrice consiste donc à faire en sorte que tous les peuples adoptent le mode de vie des hommes de la cité. Ce qui a eu pour conséquence la disparition de milliers de cultures plus pacifiques et biocentrées. C’est cette même idéologie qui justifie encore aujourd’hui le développement durable et le capitalisme vert. Le progrès n’est pas autre chose qu’une promesse illusoire de confort citadin pour tous. Promesse illusoire parce qu’elle implique le développement de technologies qui ne peuvent être mises en place sans détruire l’environnement, réduire l’autonomie, et donc la liberté, de tous et maintenir une stratification sociale toujours plus brutale et coercitive.

Notre culture est anthropocentrée, naturalisante, hégémonique et technocratique. Les mythes existent pour que les individus ne remettent pas en cause les règles de la société. Ils sont par essence mensongers. C’est par les mythes qu’une élite peut maintenir dans l’ignorance les individus qui les servent. Ceux qui fondent notre civilisation masquent l’impact destructeurs des techniques employées sous prétexte d’universaliser un confort citadin et de nous promettre une délivrance illusoire. La vérité est toute autre : les techniques dont nous dépendons détruisent les habitats naturels, exterminent des milliers d’espèces, esclavagisent des populations entières, sont une atteinte à notre intégrité physique et morale. En effet, cette quête de confort et de délivrance est une quête individualiste qui nous aliène tous en amoindrissant nos capacités naturelles à être libres et autonomes.

4. Tu as étudié entre autres le Paléolithique, est-ce que nous pouvons affirmer que celui-ci a été beaucoup moins violent que l’est notre ère actuelle ? Car on ne peut que constater que nous vivons dans une extrême violence et ce, principalement à l’encontre des femmes et enfants (la pédocriminalité, la pornographie, les violences meurtrières, la prostitution, l’hégémonie culturelle misogyne, les viols, l’asservissement des femmes au foyer, la GPA…) Qu’en penses-tu ? 

Le Paléolithique était nettement moins violent que notre civilisation. Pendant des millénaires, les humains ont été des chasseurs-cueilleurs semi-nomades. Ils utilisaient des techniques dites démocratiques, chaque individu étant capable de fabriquer les outils nécessaires à sa survie. Cette autonomie ne s’opposait pas à l’entraide, bien au contraire. L’entraide et l’autonomie sont indispensables pour permettre aux groupes humains de vivre et de se reproduire sainement.

De plus, les vestiges archéologiques tendent à prouver que les femmes étaient traitées de la même façon que les hommes. Rien ne permet de penser qu’une domination masculine existait au Paléolithique. Il en est de même pour la division sexuelle des tâches de subsistance. Aucune preuve non plus de l’existence d’une hiérarchie sociale ou de guerre. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait aucun conflit interpersonnel.

D’un point de vue biocentrée, les animaux et les habitats naturels n’étaient ni détruits ni exploités. La domestication, cette technique de domination qui apparaît au Néolithique, n’était pas encore pratiquée. Les humains chassaient des animaux libres, très majoritairement des bisons, chevaux, rennes. Ils ne faisaient pas des banquets gargantuesques de mammouths comme certains aiment à le croire. Contrairement à une idée reçue, ils connaissaient très bien les animaux dont ils partageaient le territoire, comprenaient bien la reproduction et la nécessité de ne pas exterminer les espèces. Comme je l’ai expliqué dans un article, les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique ne sont pas responsables de l’extinction de la mégafaune. Il est important de bien distinguer la chasse de la prédation.

En effet, les animaux carnivores sont des chasseurs, pas des prédateurs. La prédation signifie étymologiquement « pillage ». Les chasseurs-cueilleurs ne sont pas des pilleurs, ni aucun autre animal. Les prédateurs sont les hommes civilisés qui volent les terres aux peuples indigènes et aux animaux non humains, qui cloisonnent les espaces et agressent sexuellement femmes et enfants.

C’est pour cela que l’extermination des espèces est le fait d’une culture qui privilégie le domestique au sauvage, l’aliénation à l’autonomie, l’artificialisation à la sauvageresse. Les peuples indigènes ne sont pas responsables du désastre écologique en cours. Les derniers peuples chasseurs-cueilleurs actuels, qui ne pratiquent pas la domestication, prouvent que l’usage de techniques démocratiques garantie une société bien plus égalitaire et pacifique que la nôtre.

5. D’ailleurs, que sais-tu sur l’origine de ces inégalités entre les femmes et les hommes ? D’où vient-elle ?

Mes recherches m’ont permis d’observer que la domestication animale, et plus particulièrement celle des ovins et bovins, pourrait bien être à l’origine du dualisme féminin/masculin nécessaire à l’avènement ou à la consolidation de la domination masculine.

J’entends par « domestication » le contrôle de la reproduction en vue de sélectionner les animaux les plus dociles. Ce contrôle de la reproduction est prouvée dès 10 000 av. J.-C. sur les ovins et bovins du Proche-Orient. Un dualisme domestique/sauvage se met alors en place. En effet, on constate des changements importants dans les relations qu’entretiennent les humains avec leurs morts et avec les autres animaux. Pendant la longue période du Paléolithique les inhumations sont rares. Au contraire, au Néolithique de nouveaux rites funéraires apparaissent. Les humains accordent désormais plus d’importance aux ancêtres et à la filiation. Apparaissent également des tombes dans lesquels des individus mâles sont inhumés avec soin tandis que des femmes et enfants sont sacrifiés pour les accompagner dans l’au-delà. À ce culte des ancêtres s’ajoute l’apparition de plus en plus imposante de la figure masculine et guerrière.

D’un point de vue architectural et iconographique, monumentalité et verticalité s’imposent. Comme le prouve la célèbre statuette de Çatal Hoyuk, les humains n’hésitent plus à se représenter comme les maîtres des fauves.

Les techniques de domestication sont des techniques de domination : confinement, dressage, castration, eugénisme. Les animaux sauvages deviennent dangereux pour les animaux domestiques et pour les humains. Pour être viril et dominer les autres, il faut dominer la nature, mettre à mort, enfermer ou ridiculiser les animaux sauvages : cirques, zoos, trophées, montreurs d’ours se multiplient dès l’apparition des premières cités. C’est aussi à ce moment-là que s’instaure le patriarcat, l’appropriation du corps des enfants et des femmes pour le contrôle de la filiation, de la reproduction et pour la sexualité des hommes. La prostitution est instituée, divisant ainsi la classe de sexe des femmes en bonnes (la mère) et mauvaises (la putain).

La femme, les enfants, les invertis, les esclaves, vont être assimilés à la sphère domestique, celle des animaux qu’il faut contrôler, asservir et surveiller de crainte que leur nature sauvage ne reprenne le dessus. Le dualisme domestique/sauvage va laisser place au dualisme bon/mauvais ; dominant/dominé ; mâle/femelle ; masculin/féminin ; transcendance/immanence ; culture/nature. Ces dualismes vont se consolider avec l’apparition des cité-États, des premières religions monothéistes et les premières civilisations. L’inceste, la pédocriminalité, la culture de l’agression sexuelle et du viol vont être un des moyens pour affirmer cette domination et pour asservir les individus.

Cette cosmologie dualiste est un mythe qui permet à l’humain adulte mâle de dominer la Sauvageresse, les enfants, les femmes, les autres espèces. La domestication animale participe à la domestication humaine. Tout ce qui est expérimenté sur les animaux non humain le sera sur l’animal humain. La domestication permet encore aujourd’hui de transposer ces expérimentations sur les humains. Dans les années 1950 nous avions des banques de sperme pour les taureaux reproducteurs aujourd’hui nous en avons pour le sperme humain mais aussi pour les ovocytes et les embryons humains.

Le capitalisme n’est pas autre chose que cette chosification du vivant en vu de l’exploiter. La richesse s’est longtemps calculé au nombre de bétail, de femmes ou d’esclaves. La richesse est synonyme de pouvoir sur les plus pauvres. La réification du vivant permet de transformer le monde en matière première. Objectiver le vivant permet de le transformer en marchandise mais aussi de le bricoler dans l’espoir insensé de délivrer l’humain de sa condition terrestre.

6. Quel espoir as-tu pour les filles et femmes de demain ? Et pour notre planète aussi exploitée par les hommes ? 

Il me semble important que les femmes développent un féminisme radical révolutionnaire. Cela ne signifie nullement qu’il faille être solidaire coûte que coûte avec toutes les femmes. Malheureusement, certaines femmes peuvent être aussi dangereuses que les hommes. Le nier serait une grave erreur. Mais si nous voulons vraiment nous désaliéner et démanteler la masculinité prédatrice qui pille les ressources, les habitats, tuent les espèces et les cultures humaines plus pacifiques, il nous faut être plus cohérentes, intransigeantes, offensives et courageuses.

Le féminisme concerne aussi les hommes. Beaucoup ne désirent pas correspondre aux stéréotypes de la masculinité prédatrice, souffrent de la compétition qu’impose cette masculinité entre les hommes eux-mêmes. Celui qui n’est pas viril – agressif, conquérant, guerrier – est féminisé. Il est donc nécessaire que les hommes se sentent concernés par ce féminisme, et qu’ils participent activement à dénoncer la masculinité prédatrice auprès des autres hommes.

Je souhaite que les filles et les femmes s’approprient également les qualités qui ont été attribuées au genre masculin et qui sont nécessaires à notre émancipation : la raison, le courage, l’action, l’offensive. À ces qualités doivent également s’ajouter celles qui ont été attribuées au genre féminin : l’entraide, l’empathie, la douceur, l’écoute, le soin. Chaque être humain devrait être socialiser pour acquérir toutes ces qualités indispensables pour devenir un adulte autonome, apte à juger de ce qui est juste et injuste, et capable de se défendre physiquement et intellectuellement contre toute tentative de domination.

Apprendre humblement des autres non civilisés nous aidera également à inventer une autre manière de vivre ensemble, plus é et respectueuse du vivant. Nous devons rappeler qu’il est possible de faire autrement, que notre civilisation n’est pas une fatalité, que changer les règles et valoriser autre chose que la prédation est une question de choix et de prise de pouvoir.